• Il avait posé le panier sur le banc et relevé le couvercle. Le lapin agitait lentement son nez et attendait, paisible. Lukas savait que l’animal allait passer à la casserole ; compatissant, il glissa ses doigts dans son pelage, ultime geste de douceur avant la mort. Adèle s’approcha, saisit le lapin par les oreilles et sortit dans le jardin tandis qu’il se contorsionnait vainement au bout de son bras. Lukas qui avait suivi sa mère observait le rituel de la mise à mort. Un coup derrière la tête suffisait pour tuer net. Tenant la bestiole par les pattes arrière, elle leva le bras droit et abattit de toutes ses forces le tranchant de sa main sur la nuque. Mais ses forces amoindries par les douleurs dans ses doigts furent inefficaces.

    Le pauvre animal couina et gigota en tous sens. Lukas ressentit une oppression dans la poitrine et il ferma les yeux un instant. Second coup, second couinement. Le lapin convulsait en des soubresauts saccadés en poussant des petits cris répétés. Une douleur brutale traversa la tête du garçon et une lourdeur intense plomba ses épaules. Ce qu’il voyait et éprouvait lui était insupportable, il avait l’impression d’être le lapin, de subir son supplice, de goûter à une petite mort. Il en avait la nausée.

    Le père Gervais qui cassait la croûte assistait aux difficultés de sa femme. Il cria :
    - Lukas... aide donc ta mère... !!! allez... !!!

    Celui-ci, en proie à mille tortures, lui cria d’une voix étranglée :
    - Je peux pas... Puis il courut vers le fond du potager pour y vomir son dégoût.

    Gervais se leva en maugréant :
    - Qui est-ce qui m’a fichu un fils pareil... quel péteux !!! fillette va... !!

    Il attrapa le lapin d’une poigne énergique et l’acheva enfin d’un coup sec et précis.
    Assis sur le mur de pierres Lukas appuyait ses doigts sur ses tempes. Les douleurs s’estompaient et son esprit s’éclaircissait. Il respira profondément ; il ne comprenait pas ce qui s’était passé. Il avait vu maintes et maintes fois son père ou sa mère rompre le cou d’un lapin avant de lui ouvrir le ventre et le dépouiller. C’était normal, pas de quoi en faire une maladie. Mais cette fois ce qu’il avait vu et ressenti l’avait mis à vif et il en avait encore des tremblements dans tout le corps. Il pensa qu’il lui serait difficile dorénavant de manger de la chair animale.

    Ce soir là l’heure du repas fut aussi l’heure des railleries pour Lukas. Il était assis face à son père, comme d’habitude. Espérant le vexer afin que celui-ci retrouve un peu de cran, Gervais le traita de poltron, de dégonflé et pour finir de lopette du village’. Même si cela lui fit mal le garçon ne répliqua même pas, laissant son père débiter son flot de sarcasmes.
    D’ailleurs que pouvait-il répondre ? C’était vrai, il avait été incapable de surmonter sa sensibilité. Le nez dans son bol de soupe il s’empressait de le terminer afin de quitter la table au plus vite.

    - Té... ben maintenant tu t’occuperas de tuer les poules et les lapins si tu veux manger... J’vais faire de toi un homme moi... !!!

    Content de lui le père éclata d’un rire gras. Lukas le regarda, déconcerté, puis tourna les yeux vers sa mère, cherchant son appui. Soumise comme toujours à son mari, celle-ci resta silencieuse. Elle se contenta de soutenir son fils d’un regard réconfortant.

    Les petits ne bronchaient pas et essuyaient l’intérieur de leur bol avec leur pain. Le père, c’était le maître. On se taisait sinon il tapait du poing sur la table. Mais cette fois Lukas se leva et l’affronta. Posant ses deux mains à plat devant lui il se pencha vers son père, planta son regard profond dans le sien et répondit :

    - Jamais...

    Puis la tête haute il se dirigea vers la porte de devant et sortit avant que le père, interloqué par cette rébellion inattendue, ne réagisse.

    Blog de lukasloup : Lukas, coeur de loup, Episode 6

    Il monta vers le haut du village, tranquillement, les mains dans les poches. Il marchait lentement, sans but précis ; d’ailleurs à cette heure ci où donc pouvait-il bien aller... Déjà les lueurs orangées là-bas au-dessus des grands bois signaient le déclin du jour.

    Les bois sombres et ses loups. Blondine la louve. Il était trop tard pour s’aventurer bien au-delà du hameau, dommage. Il y retournerait demain après l’école, et les jours suivants aussi. Il espérait revivre cette expérience incroyable.

    Lukas atteignit le puits collectif prolongé par l’abreuvoir destiné au bétail ; il décida de s’y arrêter quelques instants et s’assit sur le rebord du bac creusé dans le granit. Il repensa à l’incident survenu lors du repas, à ses sensations nouvelles éprouvées par l’épisode du lapin. Les moqueries acerbes de son père retentissaient dans sa mémoire.
    - Il peut bien dire et penser ce qu’il veut... il n’aura qu’à les tuer lui-même...

    Il entendit la porte de chez Louis le maigre s’ouvrir et vit Clothilde sortir sur le chemin. Elle lui fit un signe amical de la main avant de se diriger vers le poulailler dont elle verrouilla soigneusement le battant. Depuis qu’ils savaient les loups revenus, certains paysans prenaient des précautions et enfermaient leurs bêtes chaque soir.

    Lukas observait la jeune fille qui essayait d’entasser quelques lourdes pierres contre la porte pour la consolider. Elle avait défait pour la nuit sa tresse qu’elle portait habituellement en chignon et ses cheveux très longs ondulaient par vagues au gré de ses mouvements. Il n’était pas habitué à la voir ainsi et se rendit compte qu’elle devenait vraiment jolie. Elle restait plutôt petite mais sa silhouette se transformait, s’arrondissait.
    Ils se connaissaient depuis toujours mais se côtoyaient moins depuis qu’elle n’allait plus à l’école ; elle aidait de son mieux ses parents aux travaux de la ferme et sa nouvelle vie l’avait vraiment éloignée des autres jeunes, restés écoliers.

    Lukas se leva et alla vers elle pour lui donner un coup de main. En s’approchant il lui cria :
    - Laisse Thilde je vais le faire, ces caillasses sont bien trop lourdes...

    La jeune fille se retourna et essuya ses mains contre son tablier. Elle sourit au garçon et dit :
    - Merci... tu es brave... Il manque vraiment un fils à la maison... un frère comme toi...

    Elle avait murmuré ces derniers mots. Lukas était son préféré parmi les gars des Forges. Si elle regrettait un peu leurs jeux d’enfants du passé, ça lui plaisait aussi de devenir une petite femme. C’était autre chose, une autre vie, des émotions inhabituelles... c’était bien d’avoir seize ans et le printemps revenait.
    - Voilà c’est fait... dit-il en se relevant, un peu gêné des dernières paroles de Clothilde dont il avait parfaitement perçu le sous-entendu.

    Elle se tenait tout près de lui et la présence de la jeune fille lui bousculait le coeur. Ses yeux obliques le fixaient et il avait même du mal à soutenir son regard de braise. C’était nouveau pour lui, ça aussi. Il avait presque hâte de rentrer chez lui.

    - A bientôt Thilde...
    - A bientôt Lukas...

    Espiègle, elle se mit à rire car elle avait remarqué que les joues du garçon avaient rosi. Puis elle lui attrapa la main en ajoutant :
    - Passe à la maison dimanche... je ferai un gâteau aux châtaignes...

    Mais Lukas n’entendit pas cette proposition. Au moment même où la main de Thilde étreignait la sienne, un bourdonnement envahissait ses oreilles et des vagues noires obscurcissaient sa vision. Les arbres, les fermes, le puits et les granges se diluèrent puis s’évanouirent pour laisser place à de nouveaux décors.

    Quelque part devant ses yeux Thilde court sur un sentier boueux... elle se retourne de temps en temps, l’air terrorisé et elle crie... Thilde à plat ventre dans un champ de luzerne, sa robe déchirée et maculée de terre... Thilde se débat dans une eau noire au milieu des nénuphars, et agrippe les joncs à sa portée pour ne pas s’enfoncer plus... Un rire rocailleux surgit de nulle part...

    Blog de lukasloup : Lukas, coeur de loup, Episode 6


    - Lukas... tu m’écoutes...??!!

    Le visage étonné de Clothilde se redessinait devant lui et les alentours se reconstituaient. Il eut l’impression de revenir d’un cauchemar où il venait d’être catapulté à son insu. Ces images terribles qui s’étaient succédées à une vitesse inouïe lui laissaient un malaise indescriptible. Il secoua la tête et bafouilla :
    - Je… je dois rentrer...

    Il se détourna d’elle et Clothilde le regarda, interdite, dévaler le chemin en courant. Elle se demandait la raison de cette fuite soudaine ; juste avant elle avait vu le regard de Lukas se perdre un instant dans le vague et ses traits se crisper. Elle ne comprenait pas.
    ‘A dimanche... peut-être...’ dit tout bas la jeune fille. Puis elle marcha vers chez elle les yeux au sol, pensive.

    Il monta se coucher directement après avoir embrassé sa mère et sans répondre à Gervais qui buvait l’eau-de-vie assis devant l’âtre. Il lui avait lancé deux mots qu’il avait à peine entendus, de toute façon ce n’était pas le moment que le père en rajoute. Il se sentait bizarre, comme s’il marchait sur un fil et s’attendait à s’étaler par terre de tout son long à chaque instant. Cela lui rappelait le jour où il avait goûté à l’hydromel que le père fermentait dans la remise du potager, et dont il avait abusé au point de se renverser l’esprit.
    Son sommeil fut pénible, envahi de mauvais rêves et entrecoupé de moments d’insomnie. Il dû se lever pour se désaltérer et prendre un peu l’air dans le jardin. Les hurlements des loups lui parvenaient par intermittence, déviés et emportés par le vent qui tournait parfois. Il regarda une dernière fois la lune ébréchée et remonta finir sa nuit.

    *********


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