La vieille Jeanne avait écouté avec attention Lukas lui raconter sa tentative sur son petit frère. Puis elle prit les mains du garçon entre ses doigts noueux :

- Tes mains deviennent des instruments merveilleux... Ne gaspille pas ce cadeau que le bon dieu t’a offert... Sers-t-en toujours pour faire le bien autour de toi, uniquement le bien. Aie conscience des capacités qui s’éveillent en toi et garde confiance. N’accorde aucun prix aux sarcasmes et aux incrédules. Maintenant que tu as fait ta propre expérience, tu connais cette grâce qui t’est accordée. Même lourde à porter, elle reste une chance, une bénédiction. Tu as trouvé ton chemin, maintenant il te faut avancer... 

Elle s’était levée tout en prononçant ces dernières paroles, pour se diriger vers le placard encastré dans le mur de pierres.

Elle revint avec une fiole qu’elle déboucha avant de la poser sur la table, devant Lukas. 

 - Je vais t’y aider... bois cette liqueur... 

Une odeur lourde et âcre monta du flacon pour envahir ses narines et s’accrocher au fond de sa gorge. Le liquide brun aux reflets verdâtres ne l’inspirait guère. Il regarda la vieille femme avec une moue de dégoût.

- ...ce ne sont que des extraits de plantes... dit elle pour le rassurer.

- ...et... ?? 

- Elles t’accompagneront dans une sorte de rituel initiatique... une expérience que tu n’oublieras jamais... Mais tu n’es pas obligé ! dit-elle en approchant sa main pour reprendre le flacon. 

Piqué au vif il avait saisi la fiole avant la vieille femme. Tout en fixant Jeanne dans les yeux il posa sur ses lèvres l’étroit goulot et laissa couler sur sa langue l’élixir amer. Une chaleur âpre envahit sa bouche et la première gorgée qu’il avala s’écoula en lui comme un flot de lave. La seconde fut comme une brûlure qui irradia son cerveau, sa poitrine et son ventre. Il but lentement la liqueur jusqu’à la dernière goutte malgré les vagues d’intense fièvre qui submergeaient son corps. Il avait l’impression de se consumer sur place.

Il ferma les yeux, laissant la sensation prendre entièrement possession de son être. Il lui semblait que sa peau ondulait, que son sang bouillonnait dans ses veines distendues, que son cerveau allait imploser. Au bout de quelques instants, il sentit la chaleur se condenser au creux de ses reins, et monter le long de son dos jusqu’au sommet de son crâne, comme un serpentin qu’on déroule.

Une douleur lui transperça le front entre les sourcils et la chaleur se dispersa enfin, faisant place à une douce tiédeur. Il rouvrit les yeux mais le décor tanguait, comme dans la pire des ivresses. Il se serait probablement affalé s’il n’avait pas été assis, mais heureusement, ses étourdissements s’estompèrent rapidement. Il se sentit même bien, léger comme une bulle de savon. La vieille Jeanne face à lui, l’observait, stoïque.  

Enfin elle parla :  

- Maintenant tu vas aller dans la forêt… la nature t’appelle 

- …que dois-je y faire..?! demanda Lukas, interloqué. 

- Suis ton instinct, aie confiance, lui il sait… maintenant, va et laisse toi porter… 

Elle avait ouvert en grand la porte de sa masure et le garçon sortit en lui lançant un regard dubitatif.  

Il sentit à peine les marches sous ses pieds, ni les dernières gouttes de l’averse printanière qui s’achevait.  

 Suivre son instinct…

Ses  pas le conduisirent tout naturellement vers les bois noirs bien sûr.