‘Une expérience que tu n’oublieras jamais…’ avait dit Jeanne.  

Non, jamais il n’oublierait ; cela lui serait impossible, il avait vu la face cachée des choses, mis un pied de l’autre côté du miroir, et cela resterait toujours vivant en lui, comme un cadeau précieux. Jamais rien ni personne ne pourrait lui enlever. D’ailleurs, la déchirure ne s’était pas tout à fait refermée ; alors qu’il marchait sur le chemin du retour, de temps à autres le feuillage des pommiers se mettait à scintiller, et des prés alentours montaient d’étranges luminescences éphémères... 

Il venait de quitter la vieille guérisseuse et retournait aux Forges. Il avait éprouvé le besoin qu’elle éclaircisse par des explications concrètes ce qu’il avait vécu dans les bois noirs, d’y mettre des mots consistants.  

"J’ai juste un peu aidé la nature car tu étais prêt pour le voyage… sinon, je ne t’aurais jamais donné cet élixir. Le feu serpent peut tuer ou rendre fou lorsqu’il s’éveille prématurément. Parfois il se déploie chez les personnes prêtes à accueillir ce merveilleux don du ciel. Mais en général, il reste lové dans le sacrum et dort chez la majorité des hommes, qui demeurent dans l’ignorance jusqu’à leur mort. Nous sommes aveugles et sourds, à demi endormis dans un monde terne et limité, l’esprit emprisonné dans nos corps comme dans des boîtes étroites.

Quand la force serpent s’amine, elle se déroule, monte et diffuse sa lumière dans chaque parcelle de l’être, amplifie les perceptions, élargit la conscience. C’est ainsi que as vu l’invisible, entendu l’inaudible, que ton esprit libéré a entrevu ses mondes merveilleux inaccessibles autrement mais pourtant bien réels et bien là. 

Je suis heureuse… maintenant la petite flamme qui brûle en toi va pousser ta conscience à s’interroger et comprendre que ton destin d’homme est unique, tu vas chercher le moyen de déployer ton âme toujours plus. C’est le but de tout  être humain, et si cette expansion n’a pas lieu, il ne vaut pas plus qu’un animal intelligent. Mais il y vient tôt ou tard.

La Vie est patiente, la Vie a l’éternité à sa disposition. "

Il n’avait pas tout compris et trouvait certaines précisions paradoxales. Un peu étourdi par ce discours et absorbé par sa réflexion, il arriva au village sans même s’en rendre compte.  

Il vit de loin Clothilde qui venait de tirer de l’eau au puits en face de sa ferme. Ployant sous le poids du seau au bout de son bras, elle ne remarqua pas Lukas descendre le chemin et poussa la porte pour rentrer chez elle. Il se sentit ému de la voir, se surprit à penser qu’ils étaient faits l’un pour l’autre. Il sourit. En passant devant sa fenêtre il aperçut ses parents autour de la table et la jeune fille se joindre à eux pour le repas.

Il se hâta, espérant arriver à temps chez lui afin de s’éviter ainsi la colère du père. Par chance il se lavait les mains dans le jardin et il le rejoignit pour en faire autant. 

Le dîner se déroulait tranquillement, dans le silence habituel et on entendait les cuillers racler les bols. Lukas, les yeux dans le vague, avalait sa soupe machinalement ; son esprit vagabondait dans les sous bois, à la recherche de quelques bribes de son voyage intérieur. Il se souvenait encore de cette sensation indescriptible qui l’avait porté presque tout le temps ; il s’était senti aimé comme jamais auparavant, comme si la nature l’avait enveloppé d’un amour inconcevable. Il en ressentait encore la caresse. 

Le père tapa sur la table du plat de sa main. C’était la troisième fois qu’il interpellait son fils. Lukas émergea enfin et regarda Gervais face à lui. Le jeune homme frissonna, l’habituel venait de reprendre son cours. 

- ...fini de rêvasser Lukas... écoute moi !!! Samedi on tue le cochon de lait chez Marceau... tu viendras avec moi ; il est temps que je te montre comment on égorge la bête... 

Ces paroles achevèrent de le déraciner de sa contemplation. Pourquoi le père venait-il le troubler avec ses histoires de porcelet à saigner ? Il avait envie de lui raconter, à lui, à sa mère, à tous, le miracle qu’il venait de vivre... Ils devaient savoir, il mourait d’envie de leur dire, c’était tellement important, bien plus que n’importe quoi, il se moquait éperdument des ordres du père, il se fichait des préoccupations terre à terre, il avait découvert un trésor qu’il voulait partager... 

- Non je ne viendrai pas et non, je ne tuerai ni cochon ni quoi que ce soit...  

- Co... comment... ?!!  fit Gervais abasourdi

Lukas se leva et répondit calmement : 

- Tu as parfaitement entendu... ça n’est pas mon affaire et ça ne le sera jamais...  

Le père leva la main pour le gifler mais au regard déterminé de Lukas qu’il croisa, il s’abstint. Il comprit que rien, ni même la violence ne le ferait plier. Furibond il prit son verre de vin et alla le terminer dans le jardin. Adèle qui avait suivi l’altercation en silence soupira de soulagement et sourit à son fils. Elle remarqua alors que son regard avait changé, il brillait d’un éclat intense qu’elle ne lui avait encore jamais vu.

Décidemment, ce fils n’était pas comme les autres.