C’est alors que l’instant présent se disloque... les bruits alentours s’assourdissent, comme enveloppés d’un cocon de ouate, seules les sensations deviennent violentes. Toute sa bouche n’est plus qu’une douleur et ses poumons sont en feu. Sa langue sèche et gonflée l’empêche de respirer et il étouffe presque... 

‘Il faut que je le lâche... il faut que je le lâche’ murmure en lui une petite voix lointaine. Sa volonté émerge et il lâche prise enfin. Son esprit et ses sens ordinaires reprennent leurs droits.  

Il regarde presque avec pitié son père malade qui le tient en joue et qui le chasse du village. Bérénice soutient Adèle en pleurs. Lukas se tourne vers Thilde debout sur la marche qu’il a quittée et après un long regard muet vers son visage désespéré, il s’approche de Gervais, entouré de ses partisans. 

Les autres, effrayés par sa folie dangereuse, n’osent le contrer. 

- Tu peux baisser ton fusil... je pars puisque tu me renies et me chasses.... dit-il suffisamment fort pour que tous entendent.  

Puis faisant fi du canon et s’approchant au plus près il chuchote rien que pour lui :

- La haine pourrit ta bouche et ronge tes poumons... Je reviendrai quand tu ne seras plus... C'est-à-dire bientôt...

Congestionné de rage, d’ivresse et de stupeur le père Gervais agite le fusil et s’étrangle presque en bafouillant : 

- Fous le camp.... 

Prenant soin de ne plus croiser le regard haineux de son père, Lukas se dirige vers Adèle éplorée et la serre dans ses bras en la couvrant de baisers :  

- Je reviendrai... prends soin de toi et de mes frères... embrasse les pour moi... 

Puis il s’approche de Thilde et lui tend la main. Mais Louis le maigre s’interpose, attrape sa fille par le bras et la fait rentrer avec autorité dans la demeure. Elle tourne la tête vers Lukas et ils  échangent un ultime et bref regard.

Le jeune homme ne s’attarde pas. Puisque ici il est devenu indésirable il s’en va retrouver ceux qui lui ont fait une place depuis longtemps. Il monte vers le haut du village, avance vers le soleil rouge qui s’enfonce dans les bois noirs, sans se retourner. Il repense au regard éperdu de Clothilde, son dernier regard noyé de larmes qu’il emporte et n’oubliera jamais.

Alors il tombe à genoux sur le chemin, et à bout de nerfs il laisse éclater son chagrin dans le creux de ses mains. 

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Quand il a rampé entre les roches pour se mettre à l’abri dans l’antre sombre, il a supplié le ciel pour que les loups déjà présents ne le traitent pas en intrus et l’accueillent parmi eux. Seule une plainte est montée dans la noirceur, suivie d’un frôlement contre son épaule. Pas de grognement, pas de morsure.

L’odeur tiède et animale alourdissait davantage l’obscurité dense et le prenait à la gorge. Lukas ne s’est pas aventuré plus loin ; d’une main tâtonnante il a exploré le sol autour de lui et ses doigts ont buté sur un pelage frémissant. Le garçon s’est pelotonné contre la carcasse chaude et réconfortante, presque roulé en boule pour avoir moins froid.

Longtemps il est resté les yeux écarquillés à fixer les ténèbres de la tanière, à repenser encore et encore au chaos vécu deux heures auparavant. Longtemps aussi il a laissé couler ses larmes, qu’il ne pouvait retenir. Au plus profond de son être ce n’était plus que détresse et dégoût. Plus tard, le coeur en lambeaux et le regard échoué sur ce néant noir qui l’entourait, il a essuyé d’un geste bref ses joues et ses yeux mouillés. Puis il a attendu, épuisé, l’esprit au bord du vide.

Des bruits assourdis lui parvenaient de l’extérieur ; l’incessant ruissellement de la rivière tout proche, le hululement rabâché d’un hibou solitaire.

Lentement son corps recroquevillé s’est détendu dans la chaleur diffusée par la louve, et bercé par le bruit de l’eau, Lukas a fini par sombrer enfin dans un sommeil lourd et sans rêve. 

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