Pour la seconde fois Lukas saisit l’anneau patiné et le cogna contre le bois de la porte. Bien que présente la vieille Jeanne tardait à répondre. Il entendait même parfois sa voix, des paroles chantées et des bruits de bols entrechoqués. Il attendit et enfin le battant s’ouvrit sur la pièce éclairée par les flammes de la cheminée et plusieurs bougies.

- J’étais en plein travail… entre mon garçon dit-elle sur un ton bienveillant.

Il s’excusa et pénétra dans l’unique pièce. Sur la table étaient posées deux coupes en terre cuite contenant du sel et une troisième remplie d’eau. Quelques petits bouquets de plantes séchées traînaient de ci de là, et une bougie se dressait près de chaque récipient. La vieille femme poussa une chaise vers lui et l’invita à s’asseoir. Puis elle saisit un bol de sel, en prit de grosses pincées qu’elle jeta à la volée un peu partout autour d’elle en disant à chacun de ses gestes :

‘Par le sel que je répands, j'ordonne aux esprits malins de passer leur chemin.’

Et pour finir elle en sema sur les pieds de Lukas avant de dire…

- Ouvre tes mains…

…ce qu’il fit, un peu embarrassé. Elle y versa deux pincées.

- Frotte-les maintenant… Il s’exécuta, sa curiosité piquée au vif.

- Te voilà protégé pour un bout de temps ! conclut-elle.

Puis elle jeta le reste du sel au feu qui se mit à chanter en crépitant.

-…vieille Jeanne...                                       

Elle ne le laissa pas terminer sa phrase :

- oui, je sais… on dit que je suis une sorcière… et c’est un peu vrai. Mais je me sers simplement des secrets de la nature… les autres ne savent pas faire, alors ils racontent des bêtises et ils ont peur !

Il n’avait pas peur, bien au contraire. Il était même plutôt content qu’elle lui avoue elle même sa particularité, et qu’ainsi elle lui accorde sa confiance. Mais il était venu pour lui parler des ‘choses’ qui s’étaient produites hier. A présent il était sûr qu’elle lui en donnerait l’explication.

- …je voulais te dire… je me sens tout drôle depuis hier ; c’est pas comme d’habitude…

- Tu changes Lukas… tu deviens un homme ! Et elle gloussa de bon cœur.

- C’est pas ça… je crois que je deviens fou… je vois… des ‘choses’…

Elle le fixa de ses yeux délavés, s’assit face à lui et dit, très intéressée :

- Raconte-moi donc un peu ça…

Il relata les deux évènements qui l’avaient tant chamboulé, essayant de décrire de son mieux ce qu’il avait vu et ressenti. Il exprima avec insistance son inquiétude pour Clothilde mise à mal dans le songe qu’il avait eu.

La vieille Jeanne ne lui répondit pas tout de suite, elle passait ses doigts sur ses joues flétries, plongée dans une intense réflexion. Lukas attendait en fixant ses galoches poudrées de grains d’un blanc sale.

Elle se leva d’un coup et lui dit :

- Je vais m’occuper d’elle... Toi Lukas va la voir de temps en temps... et observe toi pendant quelques jours. Samedi tu reviendras me dire sur toi et sur elle. Je te donnerai quelque chose à mettre en cachette près de sa porte. Rentre chez toi maintenant.

Il avait envie de lui poser des tas de questions mais évita de se montrer trop curieux. Les explications lui seraient données le moment venu. Il avait confiance. Il quitta son siège et avant de partir il lui confia affectueusement :

- vieille Jeanne... je t’aime bien... merci pour tout... !!

Elle sourit et posa sa main sur son épaule :

- moi aussi je t’aime bien mon grand... Et elle le poussa vers la porte qu’elle ouvrit.

Elle resta sur le seuil tandis qu’il descendait les marches pour regagner le chemin. Deux poules qui erraient là vinrent à lui sans crainte et s’écartèrent à peine pour éviter le bout de ses chaussures. C’était comme ça depuis longtemps ; les bêtes se défiaient peu de lui, au contraire, il les attirait. Les yeux de la vieille femme se plissèrent de contentement. Alors elle lui lança :

- Lukas... tu n’as rien à craindre des loups... !

A ces mots il s’arrêta net et se retourna vers elle, ébahi. Comment pouvait-elle savoir ?? Il pencha sa tête sur le côté, le sourcil interrogateur.

- File... l’Adèle va s’inquiéter...

Il tourna les talons et pressa le pas, tandis que mille pensées fusaient dans son cerveau en ébullition.

‘Je n’ai rien à craindre des loups… je n’ai rien à craindre des loups…’ se persuadait Lukas en s’enfonçant dans la futaie.

En sortant de l’école, il s’était dépêché de remonter le chemin qui mène aux bois noirs. Il avait gardé en bandoulière sa besace contenant son porte-plume, son livre et son cahier, mais aussi la viande qu’il avait discrètement détournée pendant le dîner de la veille. Manger ce morceau de lapin avait été au-dessus de ses forces, son cœur n’avait pu s’y résoudre. Ecartant les broussailles à l’aide d’un épais bâton il se rapprocha jusqu'aux limites du raisonnable de la clairière en creux. Quelques chênes seulement le séparaient de la large trouée. Cette fois il ne se cacha pas derrière un arbre, mais resta à vue sereinement pour observer la meute.

De suite il repéra Blondine, assise sur un bloc de granit surveillant les autres membres de la horde. Cinq d’entre eux semblaient plus jeunes et se poursuivaient dans la clairière en un simulacre d’affrontement d’où montaient des grognements provocateurs. Trois loups se reposaient tranquillement au pied de la roche aux neuf marches, mais deux autres déambulaient nerveusement en tournant leur tête en direction de Lukas. Il remarqua un autre animal plus chétif, étendu à l’écart près d’un arbre déraciné. Il dénombra douze bêtes mais ne reconnut pas le grand loup gris parmi elles.

Soudain la louve blonde se dressa, humant le souffle du vent avant de sauter de son promontoire. Elle se dirigea vers le centre de la clairière et les deux loups agités s’éclipsèrent au-delà des rochers quand elle passa près d’eux en grondant. Souveraine de son clan elle imposait le respect et les autres s’écartaient à son approche. Pourtant c’est la queue baissée et les oreilles en arrière qu’elle franchit les dernières coudées de la clairière. Lukas glissa alors sa main dans son sac et en extirpa l’appât soigneusement enveloppé dans un mouchoir qu’il déplia.

Tandis qu’elle approchait des premiers arbres l’allure humble, il se baissa, mit un genou au sol et tendit le bras vers elle, lui offrant le bout de viande dans le creux de sa main. Blondine s’arrêta et fixa le garçon de ses prunelles dorées pour un face à face inhabituel. Le regard ocre de l’animal se mêla au regard ambré du jeune homme dans une sorte d’alliance insolite, que Lukas scella en lui lançant l’appât d’un geste précis. La louve se jeta sur le morceau avec avidité et le dévora dans un bruit d’os broyés. Puis elle décampa rapidement en direction des siens, inquiets, qui allaient et sautaient en tous sens des rochers à la clairière.

Satisfait Lukas se redressa et saisit son bâton sans quitter le clan des yeux, sourit et recula lentement, estimant avec prudence qu’il valait mieux partir sans tourner le dos à la meute. C’est alors qu’il remarqua une silhouette se hisser sur la plus grosse roche et il reconnut le loup gris.

Son hurlement s’éleva jusqu’aux frondaisons, bientôt suivi d’un autre puis repris par quelques uns de ses congénères. Leurs vocalises emplirent la clairière tandis que Lukas s’éloignait, enivré par les lamentations des loups qui faisaient écho dans tout son être.

Il progressait difficilement et quand le rideau d’arbres fut suffisamment dense il se retourna et activa l’allure en pensant que bientôt Blondine viendrait manger dans sa main.

En arrivant à la grange de Louis le maigre il remarqua que la porte en était ouverte. Il s’approcha et dans la pénombre intérieure il vit Clothilde occupée à plonger une gamelle à même un sac de blé pour la remplir de grains. C’était l’heure de nourrir les poules avant de les enfermer pour la nuit. Elle sursauta en constatant qu’elle n’était plus seule, puis elle rit en reconnaissant Lukas dans le contre jour.

- Je ne voulais pas te faire peur s’excusa-t-il en pénétrant dans la bâtisse.

‘Je dois absolument la toucher… ‘ pensait-il en même temps. Et contrairement à son habitude, il l’embrassa sur la joue en posant une main sur son épaule. Il ne se passa rien, sauf une chaleur qui afflua sur son visage. Puis ils sortirent et marchèrent en silence vers le poulailler.

Thilde se sentait comblée par ce baiser inattendu. Elle avait beaucoup pensé à lui depuis deux jours, il grandissait et devenait de plus en plus beau, peu importe qu’il l’ait quittée précipitamment car ce soir il avait pris la peine de venir la voir. Il avait même osé l’embrasser.

Pendant que Thilde rêvassait, Lukas cogitait.

‘Je n’y comprends rien… je suis pourtant sûr de ce que j’ai vu. Comment faire pour rappeler les images...?’

Il était décontenancé, la seule solution était-elle de lui prendre la main..? Voilà qui le gênait, mais il devait en avoir le cœur net. Il espérait presque qu’elle ferait ce geste à sa place.

Ils dépassèrent le puits et la jeune fille lança une pluie de graines aux volatiles déjà attroupés devant le poulailler comme tous les soirs. Les retardataires accouraient en caquetant et jouaient des ailes pour accaparer leur part de pitance.

Assis sur le bord de l’abreuvoir, Lukas attendait le moment. Thilde vint le rejoindre pour s’installer près de lui quand un appel leur parvint. Sa mère sur le pas de sa porte lui annonçait l’heure du repas.

- Déjà… soupira-t-elle

Dépitée elle regarda son ami et se pencha vers lui pour lui faire un baiser, qu’elle déposa, léger comme un papillon.

Alors il prit délicatement la main de la jeune fille pour la garder quelques instants dans la sienne. Il leva la tête vers elle. Charmée elle accrocha son regard et lui dit quelques mots.

Il regardait et voyait Clothilde mais n’entendait pas ses paroles. Des cris heurtaient ses tympans, les sanglots de Thilde suppliant d’épargner sa vie tourbillonnaient dans son cerveau et par dessus ce même rire rauque qui planait comme une menace.

Il laissa retomber sa main sur ses genoux, envahi d’une infinie tristesse.

- Bonne nuit Thilde dit-il d’une voix morne.

Elle lui adressa un sourire radieux puis se pressa vers la ferme.

‘Il m’a pris la main… il m’a pris la main…’ se disait-elle ; mais elle le trouvait quand même un peu bizarre par moments. Insouciante, elle mit ces réactions étranges sur le compte de leurs émois naissant avec le printemps.

Lukas descendit le chemin le pas lourd et la gorge serrée, le regard rasant le sol comme le bâton qu’il traînait, convaincu à présent que Clothilde courait vraiment un danger. Mais quand…? ça il l’ignorait.

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