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    Gervais ne supportait pas que son fils lui échappe. Son autorité glissait sur lui comme la pluie sur les feuilles. Le père n’était pas habitué à être contredit, et surtout pas par un de ses enfants. Mais il y avait pire : il en était arrivé ce soir à baisser les yeux devant le regard profond de Lukas. Il n’avait pas supporté ce qu’il considérait comme un aveu de faiblesse de sa part, s’était donc repris et n’avait rien trouvé de mieux que de le gifler. Surpris, le jeune homme n’avait pu esquiver sa main. Puis il l’avait envoyé à l’étable traire les vaches avant le souper.  

    Le père Gervais parlait tout seul en affûtant son couteau :

    - C’est le monde à l’envers... voilà que je me laisse intimider par mon fils maintenant... Les gamins doivent obéir à leurs pères, c’est tout... J’vais te lui apprendre à me regarder autrement qu’avec ces yeux insolents…il va filer droit j’te le garantis... s’il veut la guerre il va l’avoir… j’vais te lui mener la vie dure… va bien être obligé de plier !!! 

    Par chance pour Lukas son père ne se souvenait plus la raison exacte de sa nuit passée sous sa cape. Les vapeurs tenaces d’hydromel avaient effacé une partie de la soirée et il avait oublié que son fils l’avait précipité à terre.  

    ~~~o~~~

    Lukas venait de s’installer sur le trépied bancal près de La Rousse pour commencer la traite quand Clothilde entra dans l’étable.

    - Je t’ai vu passer avec ton seau… c’est toi qui trais les bêtes ce soir ?? je vais t’aider si tu veux… ce sera terminé plus vite… 

    Tout en lui parlant elle avait déjà attrapé le second tabouret et une gamelle qui traînait là pour traire la vache voisine. 

    Blog de luciolemystique : Le bric à brac de Zébuline, Episode 13

    Le jeune homme lui avait simplement sourit quand elle était arrivée. Gêné par la croupe de La Rousse il penchait la tête pour la regarder prendre place derrière l’autre animal. Sa longue tresse brune ployait et se balançait comme un serpent. Elle lui lança une plaisanterie et rit aux éclats. Lukas s’esclaffa mais le cœur n’y était pas.

     

     

    Comment se montrer enjoué alors que les lendemains s’annonçaient des plus sombres ? Comment vivre avec ce fardeau d’images menaçantes si lourd à porter ? Mais il n’y avait pas que ça… Ces révélations qui l’avaient projeté dans le secret de la vie de Thilde avaient réveillé des sentiments nouveaux. De jour en jour son attachement pour elle se muait en une tendre attirance, et il se sentait également responsable du futur de la jeune fille. La Vie lui avait donné quelques cartes et il devrait s’en servir pour tenter de protéger son amie. Mais saurait-il rester suffisamment vigilant et être présent au bon moment pour ne pas louper les évènements prévus ?? Serait-il capable de modifier la destinée ?

    Le cœur gros il porta son attention sur les pis gorgés de lait.

    Clothilde quant à elle, les yeux dans le vague, voyait son avenir sous les meilleurs auspices. Lukas lui plaisait bien et dans le secret de ses rêves elle l’imaginait bien devenir le père de ses enfants. Elle le savait courageux, droit et de confiance. Et puis il n’était pas des plus pauvres. Il lui importait peu qu’il fut plus jeune qu’elle… car même s’il n’allait fêter ses seize ans qu’au prochain été, elle percevait de plus en plus souvent l’homme en devenir sous ses traits d’adolescent. Et elle espérait bien que cet homme la demanderait en mariage le temps venu. 

    Lukas se leva et transvasa le lait de son dernier seau dans le bidon. Il en garda un peu pour rapporter à la maison. La mère se chargerait du reste pour en fabriquer du beurre et du fromage au caillé. Clothilde vida sa gamelle puis ils sortirent de l’étable. Elle voulut obstinément tenir avec lui l’anse du seau. Le jeune homme prit garde de ne pas effleurer les doigts de la jeune fille. Ce soir il n’avait pas envie de se replonger dans d’insoutenables visions. Devant la ferme de Clothilde il la remercia et la quitta sans s’attarder après lui avoir fait une bise furtive sur la joue. La main sur la poignée de sa porte elle le regarda s’en aller en esquissant un sourire rêveur et poussa le battant quand il fut rentré chez lui.   


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    - Le père n’est pas là ? 

    - Il scie une souche au fond du potager… le souper est bientôt prêt… 

    - Je vais mener Finaud à l’étable pour la nuit… je resterai dormir avec lui… 

    - ... ?? 

    - Il m’a frappé sans raison… Puisqu’il ne me supporte plus je ferai en sorte qu’il me voit le moins possible… 

    - Vous êtes en colère tous les deux… dans quelques jours vous n’y penserez plus… Tu ne manges pas ?? 

    - Je vais emporter de quoi…  

    Il se dépêcha avant que le père ne revienne. A la hâte il se coupa une tranche de jambonneau, de pain et de fromage et se remplit les poches de noix et de noisettes. Puis il siffla le chien et sortit avec lui par la barrière près de la remise. Il préférait se faire discret et passer par les ruches plutôt que de prendre le chemin du village.  

    ~~~o~~~

    Lukas boucla la porte de l’étable et glissa la planche de sécurité sous les deux gâches, s’isolant ainsi de l’extérieur. Il avait envie de se poser et se retrouver un peu seul avec lui-même. Il ne recevait qu’un peu de la lumière du crépuscule par la minuscule lucarne formée par trois pierres manquantes au milieu du grand mur. 

    Il étala une gerbe de paille en un coussin confortable, s’y laissa tomber et commença son repas frugal qu’il partagea avec Finaud. Le chien, trop heureux de cette compagnie inhabituelle et de cette dînette improvisée se pelotonna contre lui quand il n’y eut plus rien à mendier.  

    Trois grosses têtes cornues dépassaient de ce côté et regardaient Lukas en ruminant, l’œil curieux. Le jeune homme soupira d’aise et s’avachit dans la paille tiède.

    Blog de lukasloup : Lukas, coeur de loup, Episode 14

    Il se sentait bien, entouré de ces murs épais, à abri dans cette bulle de quiétude, avec ce chien plein d’amour et ces vaches pacifiques. Ici, personne pour le juger, pour le contrer ou l’agresser. Mais ses préoccupations resurgirent bien vite. Le conflit qui s’installait entre son père et lui était un écueil sur son chemin, et le mystère autour de Clothilde une épine dans son cœur. Les pensées se succédaient dans son esprit, en un chapelet de questionnements et de mises au point.

     

    ‘Je ne comprends pas pourquoi il est sans cesse après moi… je ne suis pas obligé d’être toujours d’accord avec lui, même s’il est mon père… ça ne lui donne pas tous les droits… Je préfère le lui dire plutôt que de faire semblant. Je veux être libre de choisir ce qui me semble bon pour moi… après tout, c’est ma vie que je suis en train de construire et je sais exactement ce que je ne veux pas… Oui, je suis libre et ça personne ne peut me l’enlever. Il m’accuse d’insolence quand je le regarde… je ne comprends pas pourquoi… C’est la mère la plus malheureuse finalement… ça ne doit pas être facile pour elle de se trouver entre nous deux…. Quand je pense qu’il a osé la frapper… qui sait...? ce n’est peut-être pas la première fois.. ?! Il n’a pas intérêt  à recommencer en tous cas..!! J’espère qu’il ne va pas l’ennuyer ce soir… et moi je ne vais pas pouvoir vivre dans cette grange !!! Je sais ce que je vais faire… je resterai le plus neutre possible… s’il me demande de faire quelque chose j’obéirai si ça ne va pas à l’encontre de mes convictions. Dans le cas contraire, je refuserai simplement et je lui expliquerai la raison. S’il ne veut pas comprendre, c’est son problème. Que pourra-t-il me faire de plus...?? certainement pas me tuer… Il me prend pour un bon à rien ? eh bien c’est son opinion, pas la mienne… Je sais parfaitement ce que je vaux… Et s’il m’attaque sans raison, je ne réponds pas ; il se querellera tout seul… Elle me l’a dit la Jeanne : ‘Ne te laisse atteindre par personne’ et ‘Il ne faut pas avoir peur’. Je vais mettre ses conseils en pratique, elle connaît la vie, la vraie vie...’.

    Au fil de son raisonnement la confiance avait repris sa place et une torpeur bienveillante commençait à l’envelopper, l’emportant en douceur vers une nuit calme. Seule une épine lui égratignait un peu le cœur.


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    L’escarcelle brune se balançait au bout des doigts noueux de la vieille Jeanne.

    Chaque visite de Lukas chez elle lui révélait des trésors de connaissance insoupçonnés et la guérisseuse l’intriguait de plus en plus. Il l’écoutait toujours avec attention et c’est avec ferveur, respect et humilité qu’il accueillait chacune de ses paroles.  


    - Tu te débrouilleras pour placer ‘ceci’ dans un endroit où Clothilde passe chaque jour. L’idéal serait de le poser sur l’armoire dans sa chambre, mais si cela ne t’est pas possible, tu l’enterreras près de la porte d’entrée de la ferme, entre les hortensias.

    - Mais… vieille Jeanne... c’est quoi… ?! 

    - C’est un œuf que j’ai ‘travaillé’ pour la protection de Clothilde… 

    - …un œuf... ???!! 

    Lukas tombait des nues et la regardait avec des yeux ébahis ; cette fois c’était du sérieux, il trempait dans la magie, ça ne faisait aucun doute. 

    - Oui Lukas, tu as bien entendu. C’est un œuf tout bête mais on peut tout lui demander. C’est un incroyable réservoir d’énergie car il renferme en lui tous les mystères de la vie, contient tous les possibles. 


    Blog de lukasloup : Lukas, coeur de loup, Episode 15

    Ses pouvoirs sont connus depuis la nuit des temps par les guérisseurs des campagnes. Il suffit de le ‘charger’ en fonction des besoins. On peut également l’associer à du sel béni qui est un excellent purificateur et qui exauce les souhaits. D’ailleurs, il est bon d’en garder toujours un peu sur soi dans une poche. Les rituels de l’œuf et du sel sont simples... je t’en reparlerai une prochaine fois. Revenons à ce que tu dois faire ; si tu peux le mettre à l’intérieur de la maison, tu le laisses dans l’escarcelle car il doit rester dans l’ombre. Si tu le mets en terre, tu le plantes ‘à nu’ dans un trou profond d’une main puis tu le recouvres entièrement. Ne le touche qu’au dernier moment et pas longtemps et en attendant mets le en sécurité. C’est tout. L’œuf agira tout seul jour après jour pendant des semaines.  

    - ...et il ne se passera rien... ? pas de malheur...??  

    - Je ne sais pas encore, ce que tu as vu est tellement précis... en tout cas ça devrait au moins affaiblir les évènements en y apportant un élément ‘surprise’.  

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    Le jour moribond se voilait de pénombre quand Lukas sortit de chez la Jeanne. Quand il se retrouva dehors il eut la sensation de revenir d’un autre lieu, d’un autre temps, et il eut un mal fou à recadrer ses esprits.

    Sur ce chemin qui le ramenait chez lui et qu’il connaissait parfaitement il avançait comme un automate, les pensées tourbillonnaient dans son cerveau et les paroles de la guérisseuse rabâchaient les mêmes explications. Il avait la tête farcie, ressentait la fatigue mais était très heureux de découvrir toutes ces choses. Il était émerveillé, étonné mais ne doutait pas un instant de leur réalité. Tout ce qu’elle lui avait dévoilé et expliqué cet après-midi lui semblait tellement clair, comme évident… A croire que ça dormait en lui et attendait le moment propice pour resurgir.

    Tout à coup il repensa à ses mains et renouvela l’expérience faite deux heures auparavant. Ralentissant un peu son allure il rapprocha ses deux mains l’une de l’autre en prenant soin de laisser un espace entre les deux. Il les bougea un peu de haut en bas, alternant la gauche et la droite, puis les éloigna et les rapprocha tour à tour. Comme tout à l’heure il constata qu’entre ses deux paumes il n’y avait pas de vide malgré l’écartement mais une sensation chaude et caoutchouteuse, fluctuante au gré de ses mouvements. Blog de lukasloup : Lukas, coeur de loup, Episode 15

    Il s’amusait beaucoup de cette trouvaille et joua avec ses mains tout le long du trajet. Quand il arriva devant chez lui il avait l’impression de tenir entre ses deux mains une grosse pelote d’air compact et chaud.  

    Enfin il souffla sur ses mains et les secoua pour dissiper la chaleur et ouvrit la porte. La famille se mettait à table.

     

     


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