• Adèle et ses fils finissaient de souper quand Gervais rentra de sa journée dans les champs. Tandis qu’il se débarrassait de son chapeau et de sa veste, Lukas remarqua de suite la rougeur de son cou, ses yeux bouffis et son regard déviant. Il était évident qu’il avait fait un détour par chez l’Ernest. Adèle donna à chacun des petits un morceau de fromage sur du pain et les envoya dans leur chambre. Elle préférait les préserver des débordements de leur père quand il revenait éméché. Il avait le vin mauvais et elle n’oubliait pas le soir où il avait attrapé rudement Albin par le bras pour le jeter dehors alors qu’il pleurait, effrayé par ses éclats de voix.

    Blog de lukasloup : Lukas, coeur de loup, Episode 10

    Puis elle s’empressa de lui servir la soupe et apporta le jambonneau, tandis que de sa besace il sortait une bouteille déjà bien entamée qu’il posa sur la table. Lukas reconnut l’hydromel que son père fabriquait dans la remise du potager. C’était du raide, du violent, le garçon en gardait un souvenir peu glorieux pour avoir mis une fois le nez dedans.

    Gervais s’assit lourdement sur le banc en face de son fils. Il lui jeta un regard mi-méprisant mi-courroucé en faisant :

    - Pfff... bon à rien... !

     

    Lukas quitta alors la table pour s’installer devant la cheminée, à la chaleur des flammes. Il attrapa son bâton posé contre le mur et à l’aide de son couteau entreprit d’en inciser l’écorce pour y dessiner des motifs. Il n’avait pas l’intention de se laisser humilier par les invectives du père, encore moins d’y répondre. Surtout dans l’état où il se trouvait. Il l’entendait aspirer sa soupe bruyamment.

    Le garçon avait ciselé autour de la badine une forme de serpent enroulé et il en arrachait l’écorce, faisant apparaître le bois blanc et tendre. 

    Il entendit son père se servir un verre d’hydromel puis un autre encore, pour accompagner la cochonnaille. Puis son repas terminé, il se racla la gorge, rota et se leva avec peine.

    Blog de lukasloup : Lukas, coeur de loup, Episode 10Lukas décida de rejoindre ses frères mais avant il voulut montrer à sa mère les arabesques qu’il venait de graver. Elle débarrassait déjà la table, pressée de finir cette journée au plus vite. Le garçon quitta son siège et alla vers elle, frôlant son père qui venait s’asseoir pour la veillée. Il ne le regarda même pas.

    - Te voilà devenu bien fier...  bougonna celui-ci en lui attrapant le bras

    Il n’était pas très solide sur ses jambes mais avait empoigné son fils avec la force qui lui restait. Il maintenait Lukas qui dut l’affronter contre son gré. Presque aussi grand que lui il recevait de plein fouet son souffle lourd empestant l’alcool et le tabac à chiquer. A cet instant il était dégoûté par cet ivrogne de père au regard vitreux et aux dents noircies et rongées par le tabac qu’il mâchait à longueur de journée. Il détourna son visage.

    Adèle s’approcha et s’interposa enfin :

    - Gervais, laisse le donc un peu tranquille... osa–t-elle

    Offusqué le père arracha le bâton des mains de Lukas et porta un coup à son épouse. Il n’eut pas le temps de recommencer car le garçon le lui avait repris d’un geste vif.

    Bouleversé et furieux il planta son regard dans celui de son père et le mit en garde :

    - Ne touche plus jamais à la mère...

    Puis il posa le bout de ses doigts sur sa poitrine et le poussa sans ménagement. Gervais perdit l’équilibre, tituba et tomba à la renverse dans un tas de brindilles qui séchaient au pied de l’horloge. Incapable de se relever il resta avachi sur le bois qui craquait, se laissant emporter par les brumes de sa soûlerie.

    Lukas prit sa mère par l’épaule, l’embrassa et la guida doucement vers l’escalier en disant :

    - Il n’a qu’à rester là... Va te reposer... je vais finir de ranger.

    Avant de monter se coucher à son tour, il déploya sur le père affalé sa grande cape pour qu’il ait moins froid.

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  •  

    Les enfants n’ont pas eu classe le lendemain. Monsieur Paul l’instituteur était souffrant. Ils étaient revenus au village, tout joyeux de cette journée supplémentaire de liberté. Lukas allait en profiter plus que les autres, il avait mille choses très importantes à faire. Le printemps prenait ses marques, le soleil montait dans le ciel transparent et la nature s’éveillait.

    Le père était parti aux champs depuis peu, probablement en petite forme suite à sa beuverie de la veille. Adèle, assise sur une grosse pierre dans le jardin, finissait de débarrasser la peau de lapin des lambeaux de chair restés accrochés. Ensuite elle la frotterait au savon noir pour l’assouplir et la graisserait un peu pour la nourrir. Elle gardait toujours les pelisses des lapins et des lièvres qu’elle assemblait pour en confectionner des paletots d’appoint pour l’hiver.

    Lukas l’embrassa et regarda ses mains. Adèle suivait les conseils scrupuleusement et ses doigts semblaient déjà moins enflés.

    - Si tu n’as pas besoin de moi je vais aller voir la vieille Jeanne…

    - Va… apporte-lui donc un pain. Et remercie-la pour moi.

    Aussitôt dit, aussitôt fait. Lukas sortit un pain encore chaud du four en pierre, l’entoura d’un linge et sortit. En passant devant chez Clothilde il ralentit le pas pour tenter de l’apercevoir par les carreaux à l’intérieur de la maison.

    Il ne vit personne.

    ~~~o~~~

    Les coudes sur la table et le menton sur ses poings fermés, Lukas écoutait attentivement la vieille Jeanne assise en face de lui. Il se laissait imprégner par les mots sans tenter de les comprendre coûte que coûte, mais essayait plutôt d’en ressentir l’essence, de percevoir ce qu’il y avait au-delà de ce discours si nouveau pour lui. Les véritables révélations se vivent directement par le cœur et non par le cerveau.

    En arrivant il lui avait raconté ce qu’il avait entendu au contact de Clothilde, ainsi que l’accrochage avec son père. Il en avait profité pour lui faire part de son mécontentement quand à sa décision de le retirer de l’école à l’automne prochain.

    - De toutes manières tu ne serais jamais devenu maître d’école…

    - Comment tu peux savoir ? demanda Lukas, déçu

    - Je lis en toi comme dans un livre ouvert… Le bon Dieu a d’autres projets pour toi.

    - ...???

    - Tu n’es pas comme les autres Lukas. Tu apprendras et utiliseras les secrets de la nature mieux que personne ; elle te montrera le chemin ; d’ailleurs, tu peux déjà en percevoir les premières approches. Tu es prêt, laisse-toi guider par elle ; tu ne dois pas en avoir peur. La peur est un poison qui apporte la mort. Tous les malheurs de ce monde en découlent. Tu verras tous les visages de la peur chez les hommes car par ta différence tu inspireras la crainte. Elle se cachera derrière les masques de la haine, de la bêtise, de la médisance, mais aussi de l’hypocrisie et pire encore : de la fausse indifférence. Ne te laisse atteindre par personne, jamais. Aies confiance en toi, en la providence. Et en toute humilité, confies avec foi ta destinée à la Vie.

    Blog de lukasloup : Lukas, coeur de loup, Episode 11

    Je te montrerai des choses que tu ne soupçonnes même pas. Ton souhait est de devenir instituteur pour transmettre ton savoir aux enfants... tu feras mieux encore car par tes mains tu soulageras le mal des uns et des autres, et par ta connaissance tu guériras la souffrance des cœurs des hommes. Tu veux savoir mais tu connaîtras. Tu comprendras qu’il y a une grande différence entre savoir et connaître…

     

    La vieille Jeanne se tut, jugeant qu’elle en avait assez dit pour cette fois.

    - Reviens me voir dans trois jours, je te donnerai quelque chose que tu cacheras près de chez Clothilde. On va l’aider de notre mieux, espérons que les évènements ne soient pas encore définitivement écrits, sinon....

    Le visage de la vieille femme s’assombrit et Lukas sentit son coeur se pincer d’inquiétude.

    - Maintenant va, et fais ce que tu as à faire...


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    La clairière du Diable.

    Il se remémorait les propos surprenants de la Jeanne, ne jamais avoir peur et confier sa destinée aux forces bénéfiques. Armé de sa seule confiance, il dépassa les derniers arbres et s’engagea dans la clairière d’un pas lent mais déterminé. Les quelques loups présents occupés à dévorer les restes d’un chevreuil s’alarmèrent et s’esquivèrent derrière les roches. Blondine surgit du tronc creux de l’arbre déraciné et marqua un temps d’arrêt en voyant Lukas. Il s’assit sur une pierre émergeant des feuilles mortes et attendit, stoïque.

    ‘Viens ma belle...’ pensait-il ‘n’aies pas peur...’

    Il n’avait rien à lui offrir cette fois là, mais espérait qu’elle approcherait quand même. Les minutes s’écoulèrent et un loup se hasarda hors de sa cachette, bientôt suivi de deux autres. Le grand loup gris, à l’abri dans une cavité formée par plusieurs blocs de granit superposés, apparut et rejoignit la louve qui frotta son museau contre le sien pour le saluer. Lukas en conclut qu’ils formaient le couple dominant parent de tout le clan.

    Enfin Blondine se décida. Laissant son compagnon elle se dirigea vers Lukas assis au milieu de la clairière. Tandis qu’elle s’avançait le garçon surveillait le patriarche. Il n’oubliait pas que l’animal avait bondit sur lui quelques jours auparavant ; mais à cet instant il n’affichait aucune hostilité.

    Quelques pas seulement séparaient Lukas de la louve qui poursuivait son avancée. Les mains posées sur ses genoux le garçon jubilait et sentait son coeur battre fort dans sa gorge.

    Blondine à portée de doigts...

    D’abord la louve tendit le cou et huma ses galoches puis promena sa truffe le long de ses jambes pour le sentir jusqu’aux genoux. Elle rencontra alors le bout de ses doigts qu’elle renifla longuement en dirigeant son regard doré vers le sien. D’instinct Lukas émit à voix basse quelques courts gémissements ; l’animal se mit alors à lui lécher les mains. Le jeune homme était comblé. Enfin pas tout à fait... il voulait la toucher, la caresser, lui faire comprendre qu’il était son ami. Surtout ne pas brusquer les choses afin de ne pas gâcher le contact. 

    Mais Blondine, confiante, se coucha à ses pieds, la tête posée sur ses pattes et tournée vers les siens. Le Patriarche, allongé à l’entrée de son refuge, observait sa femelle. Les autres loups, rassurés, finissaient leur repas. Tout était tranquille.

    Alors Lukas se pencha et avec une infinie douceur posa une main sur l’encolure de la bête. Elle tressaillit sous la main chaude mais ne s’enfuit pas. C’était gagné.


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