• Jeudi – 16h35

     

    Les pompiers alertés par le père dans l’après-midi sont arrivés devant le bâtiment, gyrophare tournoyant et hurlant. Ils sont descendus en claquant les portières et sont entrés en trombe dans le hall. La porte réellement en panne n’a offert aucune résistance.

    Les voisins, habitués au calme de l’impasse sont sortis des pavillons pour voir ce qu’était ce chari-vari. Celui d’en face est resté pour voir la suite des évènements, trépignant d’un pied sur l’autre pour conjurer le froid. Les autres, plus malins, ont guetté derrière leurs rideaux.

    Un pompier a réussi à faire sauter la serrure sans trop de dégâts et ils ont pénétré dans l’appartement glacé. La lampe de chevet restée allumée les a guidés tout droit vers la chambre. Krystal était écroulée sur le côté, sans connaissance. Les gestes de premiers secours constatèrent une extrême faiblesse, ainsi qu’une déshydratation. Pouls pratiquement imperceptible, respiration minimale.

    Le plus jeune des pompiers, visiblement remué, regardait ses collègues s’affairer.

    Le visage émacié de cette fille lui semblait tellement pâle qu’il pensait qu’elle serait irrécupérable. Son front récemment entaillé sur le milieu se gonflait d’une boursouflure rougeâtre. Juste un peu de sang avait coulé jusqu’à son nez. Ses cheveux saccagés présentaient des trous un peu partout dans la chevelure. D’ailleurs ça n’était même plus une chevelure. Des mèches traînaient sur le sol près du lit et jusqu’au bureau.

     

    Quand ils la soulevèrent pour la transférer sur le brancard, il se rendit compte à quel point elle était amaigrie, comme desséchée. Ils posèrent sur ce visage livide un masque à oxygène. A 17h20 le camion emportait Krystal en urgence à l’hôpital Mondor. Les examens complémentaires révélèrent en plus une intoxication médicamenteuse.

    Samedi 20 janvier 07 – 22h40

      

    De fort mauvaise humeur, Christophe vient d’abréger sa communication téléphonique d’avec sa sœur. Il vient de prendre la décision de ne plus demander conseil à qui que ce soit concernant ses affaires de cœur, puisque de toutes façons ce qu’on lui répond ne colle pas avec ce qu’il ressent profondément.

    Elle et Franceska lui assurent qu’il vaut mieux ne pas donner suite à cette histoire si compliquée. De toutes façons vu qu’elle est partie sans lui donner aucune explication alors qu’elle savait qu’il devait la contacter, c’est qu’elle n’est vraiment pas fiable. Un jour comme ci, le lendemain comme ça, toujours imprévisible. Et patati, et patata… et ça, ça le gonfle.

     

    C’est sûr qu’elle est absente, il le sait bien, mais elle va revenir ; ça ne peut être autrement, elle n’est pas partie ad vitam eternam quand même ! Quoique… Il a appelé aujourd’hui au magasin et elle n’était pas là alors qu’elle devait être de retour ce samedi. Il a trouvé ça plutôt bizarre… La patronne, insouciante et très cool, lui a répondu qu’elle n’avait aucune nouvelle et lui a conseillé de rappeler mardi. Il ne sait plus où il en est…

     

    "J’aurai dû suivre ma première idée mercredi soir... la rappeler comme j’en avais envie... On n’en serait peut-être pas là... Pour continuer d’écrire l’histoire sur la page de notre amour avec des mots sucrés... Mais pourquoi je m’accroche comme ça… ? se demande-t-il en frottant son front du bout de ses doigts.

    ...Elle me rend dingue… Je vais aller jouer un peu ça va me calmer…" 

     

    Il croise sa mère dans le couloir ; elle voit bien qu’il est à cran.

     

    - Christophe.. ? ça ne va pas.. ?!

     

    Il s’arrête et la regarde en serrant ses lèvres nerveusement. Il ne répond pas.

     

    - C’est encore cette fille, hein… ?!!!

    - Laissez-moi tranquille… je ne veux plus en entendre parler … !! 

    Il a horreur de se sentir dans cet état d’irritation. Il va s’installer au piano et joue quelques airs de ses nouvelles chansons. Il sent son exaspération retomber peu à peu, la musique est son anti-stress. Son esprit presque apaisé lui rappelle quand même que son cœur bat bien plus intensément depuis quelques temps. C’est une évidence tellement flagrante. Elle s’appelle Krystal.

     

    Mais où est-elle donc en ce moment ? Il inspire et soupire bruyamment puis ses mains entament la ‘Ballade pour l’oubli.’ C’est le titre qu’il a donné à sa dernière chanson.

     

     

    Un jour de plus ou un jour de moins

    Qu’est ce que ça peut bien faire

    Puisque tu es si loin

    Tous ces longs jours si vides, ajouté un à un

    Feront une vie gouffre, un tombeau pour destin

    Qu’est ce que ça peut bien faire

    Puisque tu es si loin

    Que le soleil m’éclaire

    Je ne vois plus mon chemin

    Et si parfois le vent vient te parler de moi

    Ne l’écoute pas, non, ne l’écoute pas

    Même si le vent te crie que j’ai le mal de toi

    Ne le crois pas, non, ne le crois pas

    Et quand les jours de pluie tu recevras mes larmes

    Ne t’y noies pas, non, ne t’y noies pas

    Un jour de plus, un jour de moins

    Qu’est ce que ça peut bien faire

    Puisque tu es si loin

    Qu’est ce que ça peut bien faire

    Tous ces longs jours si gris

    Ajoutés un à un s’il m’apportent l’oubli.

     

    Le piano se tait et les dernières notes résonnent encore un peu.

    Christophe pose ses coudes sur le rebord des touches et prend sa tête dans ses mains. Il pleure en silence.

     


    votre commentaire
  • Dimanche 21 janvier 07 – 17h50 

    La porte de la chambre vient de se refermer et Krystal accompagne en pensée celui qui vient de sortir. Il n’est pas resté très longtemps près d’elle mais sa présence, aussi brève fut-elle, lui a fait l’effet d’un électrochoc bien plus efficace que n’importe quelle thérapie. Elle tourne sa tête sur l’oreiller vers la fenêtre et un pâle sourire se dessine sur sa figure amaigrie. Elle attend tranquillement son plateau repas, d’ailleurs des bruits métalliques se font déjà entendre dans le couloir de l’hôpital.

    Quand il est entré dans la chambre avec son air renfrogné habituel, Krystal plutôt abasourdie s’attendait à un flot de reproches. Mais au lieu de cela elle vit le visage de son père se décomposer et blêmir. Elle cru déceler dans ses yeux un éclat humide soudain.

     

    Il s’est approché du lit et l’a regardée pendant de longues secondes sans dire un mot. Les yeux dans ses yeux il s’autorisait enfin à la redécouvrir et tous deux semblaient instaurer une nouvelle alliance, balayant en silence tout un lourd passé de non-dits, de souffrance pesante et de sentiments réprimés.

     

    Il regardait ses traits méconnaissables, où les traces d’une détresse inimaginable s’attardaient encore. Ses yeux creusés étaient cernés de sombre, ses cheveux si denses auparavant avaient été coupés courts. Par endroits on pouvait presque voir la peau. Une petite entaille violacée barrait son front. Il prit sa main menue dans les siennes.

    - Ma fille… ma toute petite…

     

    Krystal ferma les yeux et deux larmes roulèrent de chaque côté jusqu’à ses tempes.

    ‘Enfin mon père… tu me regardes… et tu me dis que j’existe…’ pensa-t-elle.

    Un bonheur nouveau germait dans ses ruines.

     

     Dimanche 21 janvier 07 – 19h15

     

    La vie recommençait à s’éveiller en elle. Quelques bouffées de torpeur remontaient de temps à autres et l’obligeaient à dormir, probablement les derniers restes de médicaments. Depuis ce matin l’infirmière l’avait libérée de la perfusion. Elle lui avait confirmé qu’elle allait partir en maison de convalescence dans les Pyrénées pendant vingt et un jours pour se refaire une santé. La prise en charge serait validée au plus tard le mardi suivant.

     

    Son père gèrerait son absence. Le vendredi il avait déjà changé la serrure de sa porte et lui avait apporté ses nouvelles clés. Il avait gardé un trousseau. Il avait rouvert les volets, et découvert sur les murs du salon toutes les photos d’un jeune homme qu’il ne connaissait pas. Il arracha les feuilles et les jeta, sauf une qu’il plia et glissa dans une de ses poches.

     

     

    Elle alluma la télévision perchée en face d’elle et se motivait pour aller à la salle de bains faire un brin de toilette.

    Zazie bavardait avec M. Drucker et parlait de son dernier invité qu’ils attendaient. Krystal regardait sans trop d’attention et se découvrit de son drap pour se lever. C’est à ce moment là qu’elle le vit entrer dans sa chambre, par écran interposé. Le public l’applaudit, manifestant un enthousiasme certain. Christophe était de plus en plus apprécié. Il était évident qu’il se préparait une carrière hors du commun.

     

    Quand il fut installé sur le canapé rouge, la caméra envoya un gros plan de son visage. Krystal saisit la télécommande pour éteindre mais fut incapable de le faire. Elle le regardait, son amour était là face à elle mais tellement inaccessible, amour interdit. Il souriait mais son regard presque fuyant trahissait une préoccupation évidente. Il souriait mais ses sourires étaient brefs et légers, et malgré toute la considération qu’on lui connaissait pour Zazie, il semblait plutôt avoir envie d’être ailleurs.

    Krystal ne pouvait plus détacher ses yeux de l’écran. Elle regarda jusqu’à son départ, et éteignit lorsque sa silhouette disparut, happée par les coulisses du plateau. Elle resta allongée, pensive.

    C’était ça qui l’attendait à partir de maintenant, elle savait qu’elle devrait se faire une raison. Il appartiendrait de plus en plus à son public. Elle devait s’interdire de l’aimer.

     

     

     


    votre commentaire
  • Jeudi 25 janvier 07 – 10h10 

     

    Krystal est sur le départ. Son père lui a apporté les vêtements qu’elle a réclamés et ce dont elle aura besoin là-bas. Elle n’a pas pu retourner chez elle pour préparer son sac, elle n’est pas prête. L’ambulance attend en bas, la route va être longue.

     

    La veille le médecin lui a dit :

    - Vous allez être bien là-bas, il y a un grand parc, une équipe compétente ;  revenez bien reposée et en meilleure forme…

    Pour qu’elle se fasse une idée de l’endroit il lui a tendu un livret concernant la maison de convalescence, située dans les Pyrénées Orientales. Sur la première page s’étalait en grand le nom du centre : Saint-Christophe… ça ne s’invente pas. Si c’est pas de l’acharnement du sort ça… !!!

     

    Son père a pris son sac et elle a refermé la porte de sa chambre. Pendant qu’ils attendaient l’ascenseur, il a sorti de la poche de sa veste une feuille de papier pliée en quatre et l’a tendue à Krystal. Tandis qu’elle la dépliait son père a demandé :

    - Qui c’est ce garçon… ?

     

    Elle a regardé un instant le visage de papier qui lui souriait et a répondu :

    - Personne… ça n’a plus d’importance…

     

    Puis elle a chiffonné la feuille et l’a jetée en boule dans la poubelle du chariot de ménage qui attendait juste à côté de l’ascenseur.

    Elle pensa qu’effectivement la route allait être longue.

     

    Vendredi 16 février 07 – 18h10

     

    Heureuse de rentrer chez elle Krystal referme la porte, se défait de son blouson et pose son sac de voyage dans l’entrée. Elle retrouve avec délice son appartement qu’elle trouve vraiment spacieux ; ça lui fait toujours ça quand elle revient après une longue absence. Elle regarde ses plantes vertes, son père est venu s’en occuper et elles sont toujours aussi belles. Il a rebranché le téléphone.

    Elle vérifie les murs du salon, ils ont été débarrassés de leur affichage. C’est mieux ainsi. L’oublier c’est ne plus regarder ses photos et ses vidéos, c’est éviter de le voir à la télévision, c’est aussi ne plus se connecter sur le forum. Ne plus écouter ses chansons non plus. Elle commence d’ailleurs à s’habituer, à apprivoiser le manque. Pendant sa convalescence, elle a reçu trois appels de Christophe la première semaine mais elle n’a pas répondu. Elle a effacé ses messages sans les écouter. Il n’a plus rappelé. Réapprendre à vivre sans lui. Comme avant, étrangère à l’amour. Indifférente.

     

    Elle défait son sac et range ses vêtements. Plus tard elle commandera pour son repas du soir une pizza qu’elle se fera livrer. Puis elle rebranche la fontaine, y verse de l’eau qu’elle regarde jaillir sur les coquillages en chantant. La vie va reprendre son cours tranquille.

     

    Maintenant elle doit s’occuper de tout le courrier que son père a entassé sur la table du salon. Elle ouvre les trois premières enveloppes, les dernières arrivées. La suivante est une enveloppe blanche carrée très épaisse, qu’elle peine à ouvrir ; du scotch a été rajouté pour renforcer  les contours. Apparemment on lui a envoyé un CD, et elle sort d’abord la petite carte qui l’accompagne. Ce qu’elle lit la plombe sur place et son coeur s’affole.

     

    "Voici mon album. Il n’est pas encore dans les bacs, il sort dans quelques jours ; ça me fait plaisir de te l’offrir. J’espère qu’il te plaira. Tendres pensées. Christophe."

    Effectivement elle retire de l’enveloppe l’album de Christophe, dont la pochette est dans un style plutôt décalé. Il trône comme un paon au milieu d'une cour, un chapeau sur la tête. Elle le tient dans sa main et réfléchit pendant que ses doigts glissent sur la cellophane. Le destin ne semble pas respecter ses décisions et se permet de bousculer ses choix. Elle pose le CD sur la table et décide de ne pas l’écouter.

     

     

    Dimanche 18 février 07 – 23h20

     

    Krystal est couchée depuis un moment mais ne parvient pas à trouver le sommeil. Elle se tourne et se retourne sous sa couette sans arrêt. Au bout d’une heure elle finit par se lever et cherche quelque chose dans la commode de sa chambre. Elle retrouve son lecteur de CD, remet des piles neuves qu’elle prévoit toujours d’avance et va dans le salon. Elle prend l’album de Christophe et retire la cellophane, les mains tremblantes. Elle met le disque dans le lecteur, retourne dans son lit et s’adosse à son oreiller. Puis elle coiffe le casque et appuie sur lecture.

    Elle écoute, les yeux clos. Une larme se glisse entre ses cils et s’échoue sur sa joue. Le miracle recommence.

     

     


    votre commentaire


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique