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    C’était jour de foire à Sainte Croix de Bruyères et Lukas était parti tôt le matin avec le vieux vélo du père.

    Il avançait avec peine sur le chemin salébreux, la carriole qu’il tractait était lourde de son chargement et butait sur la pierraille. Les deux jarres qu’il transportait s’entrechoquaient au rythme des à coups et le garçon dut s’arrêter pour replacer entre elles la bûche qui servait de cale.

    Elles contenaient, baignant dans de l’eau salée, le surplus de beurre qu’Adèle lui avait confié pour le vendre au marché. Les bocaux de confiture de châtaignes n’avaient pas bougé dans leur cageot. Pour amortir les chocs, il disposa entre les grès et la caissette les mocassins en peau de lièvre confectionnés par sa mère. La côte était raide et il préféra terminer à pieds jusqu’au plateau des Bruyères. Encore un quart d’heure de marche et il serait arrivé. 


    Blog de lukasloup : Lukas, coeur de loup, Episode 25

    La foire avait lieu sur la place de l’église et de nombreux paysans y étaient déjà installés avec leurs vaches, moutons ou chèvres car c’était avant tout le marché aux bestiaux. On y trouvait aussi, plus modestes, des volailles et des lapins dans des parcs improvisés.


    Lukas s’était posté un peu à l’écart de la foule, sous un des tilleuls entourant l’esplanade et attendait tranquillement en observant l’effervescence face à lui. Une courte averse de grêle précipita pour quelques minutes les badauds et les clients sous la ceinture d’arbres, puis les nuages s’effilochèrent pour laisser le soleil régner en maître.  

    Une femme coquette à la coiffe brodée avec goût s’approcha de la carriole et demanda un palet de beurre et deux pots de confiture. Elle était une cliente fidèle et ne manquerait pas de signaler aux autres femmes la présence de Lukas sur le marché. Tous dans la région connaissaient et appréciaient la confiture de l’Adèle, car elle seule savait lui donner ce petit goût inimitable au secret jamais découvert. A vrai dire, elle y ajoutait toujours de la pulpe de sureau noir et de la purée de noisettes, ce qui changeait tout.  

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    Entre deux clientes Lukas regardait l’homme à quelques mètres de lui, sous l’arbre voisin. Arrivé peu de temps après lui avec un cheval chargé d’objets de vannerie de toutes sortes, il était à présent assis à même le sol, et avec une habileté saisissante terminait une bannette faite d’éclisses tressées si fines qu’elle semblait de dentelle. Il portait un chapeau au large bord et le jeune homme ne voyait que le bas de son visage, au menton saillant. Vêtu de noir de la tête aux pieds il semblait avoir attiré les ténèbres sur lui et Lukas ne pouvait s’empêcher de lorgner dans sa direction. De temps à autres, il percevait autour de lui des volutes grises tourbillonner puis se désagréger, comme si de la fumée émanait de sa personne.

    Il s’avoua rapidement qu’il n’aimait pas cet homme, sans aucune raison objective puisqu’il ne l’avait jamais vu jusqu’à ce jour. Ce qui le dérangeait surtout, c’était l’effet qu’il produisait sur lui, un malaise pesant qui lui donnait la chair de poule. De temps à autre l’homme se levait pour décrocher la corbeille ou le panier demandés, et ses gestes vifs et précis contrastaient avec son imposante  stature.


    La matinée passa rapidement et peu avant midi Lukas avait écoulé toute sa marchandise ; il pouvait rentrer à la maison. Il attacha solidement sa bourse à sa ceinture et attrapa son guidon. Au moment où il passait devant l'homme en noir, celui-ci releva la tête et le fixa. Son visage dur était anguleux, taillé au burin et Lukas croisa son regard sombre si perçant qu'il en frissonna.

    Il traîna son malaise une bonne partie du retour, obnubilé par ces yeux rapprochés et brillants, acérés comme ceux d'un busard.

     

     


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    Quelques semaines s’écoulèrent, rythmées par la nature qui déployait son printemps dans une exubérance de couleurs et de parfums, promesse d’un été radieux. 

    Blog de lukasloup : Lukas, coeur de loup, Episode 26Blog de lukasloup : Lukas, coeur de loup, Episode 26Les genêts illuminaient les varennes et le bord des sentiers d’une explosion de grappes dorées, tandis que les chèvrefeuilles graciles offraient généreusement leur délicat parfum. Les papillons et les bourdons de velours venaient s’enivrer dans les buissons en fleurs, importunant les abeilles affairées.  

     Les paysans avaient semé le chennevis et fauché le trèfle. Les femmes avaient cueilli les fleurs de sureau pour en fabriquer le vinaigre sûrard, apprécié pour ses vertus sédatives et digestives. Elles continuaient également leur garde auprès des troupeaux, et à la satisfaction de tout le hameau les loups ne commirent pas de nouveau méfait. Lukas, plus que tous les autres, s’en réjouissait et remerciait le ciel. Son père lui, n’oubliait pas. 

    Le jeune homme partageait son temps libre entre la vieille Jeanne, les loups et Clothilde. Ils avaient pris l’habitude de se retrouver presque chaque soir, après leur dernière tâche quotidienne. Après avoir enfermé Finaud à l’étable, Lukas rejoignait la jeune fille près du puits et l’aidait à barricader les poules.  

    Ensuite, ils restaient là à bavarder jusqu’à la nuit, assis sur le rebord de l’abreuvoir, ou bien s’en allaient quelques fois sur les chemins pour une promenade, accompagnés des chants des grillons et des martinets. 

    Ils aimaient plus que tout flâner ensemble Blog de lukasloup : Lukas, coeur de loup, Episode 26 dans la campagne mais s’offraient ces moments avec parcimonie, afin de ne pas attiser la rumeur qui s’amplifiait à leur sujet parmi leurs camarades. Les envieux et les jalouses qui s’offusquaient de leur jeune âge ne manquaient pas de monter en épingle leurs rendez-vous du soir et médisaient à qui mieux mieux derrière leur dos. Ils se posaient mille et une questions, nourrissaient les cancans mais rêvaient secrètement de pouvoir en faire autant. Ils ne laissaient rien paraître devant eux, évitant ainsi une inévitable colère de Clothilde et plus que tout, le mépris probable de Lukas, qu’ils n’osaient défier sans trop savoir exactement pourquoi. Mais les deux adolescents se doutaient bien de toutes les suppositions qui courraient.  


    Thilde et Lukas… Ces deux là s’appartenaient un peu plus chaque jour. Ils s’arrangeaient pour s’approcher le plus possible l’un de l’autre à la moindre occasion ; leurs joues se frôlaient, leurs mains se caressaient, leur cheveux s’effleuraient, en un code secret pour les autres personnes. Ils étaient comme aimantés. Au cours de leurs balades ils marchaient main dans la main et Lukas ressentait la tendresse grandissante de Thilde passer en lui par ses doigts mêlés aux siens et l’inonder de bonheur. Il n’appréhendait plus les visions tragiques, il les recevait plutôt avec reconnaissance, recueillant ainsi d’inestimables  précisions. 

    C’est ainsi qu’il comprit que la vigilance serait de rigueur les jours d’orage. Il avait clairement entendu le tonnerre, vu un champ détrempé et un chemin boueux. Il s’était senti lui-même emporté dans une course effrénée sur le grand chemin, alors que le soleil tapi dans les nuées sales commençait à pencher vers les bois noirs.



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    Un soir ils eurent envie de faire un détour par les hauts champs, contourner les pâtures et les bosquets du nord pour revenir par le bas du village. Ils allaient à bonne allure car ils entamaient une longue promenade.

    Ils longèrent tout d’abord les prairies du Raoul puis celles de Louis le maigre, où Thilde passait les après-midis avec les bêtes. Sur le sentier encore tiède les sauterelles fusaient des herbes hautes devant leurs pas. De temps à autres, Thilde cueillait une fleur de chèvrefeuille pour en aspirer le nectar. Lukas la dévorait des yeux tout en mâchonnant une tige de plantain. Ils étaient heureux. C’est un peu plus loin que Lukas sentit son cœur lui remonter dans la gorge.


    A droite la haie s’ouvraitBlog de lukasloup : Lukas, coeur de loup, Episode 27 sur un petit champ, à l’entrée duquel des joncs élancés se courbaient dans l’air du soir. Il s’arrêta pour en avoir le coeur net. Des roseaux et des iris d’eau ceinturaient une pêcherie aux eaux sombres tachées de nénuphars et il reconnut la mare de ses premières visions. Le puzzle se mettait en place, maintenant il était averti du lieu.

    Comment d’ailleurs avait-il pu oublier cet endroit ? Ce champ humide, tous les enfants le connaissaient pour y être venus au moins une fois attraper grenouilles et têtards.  

    Thilde rejoignit Lukas et lui fit face. Elle avait cueilli un bleuet qu’elle glissa derrière son oreille, pour orner ses cheveux. 

    ‘Tu es très beau !’ dit-elle en riant 


    Pour toute réponse il la prit dans ses bras et la serra très fort contre son coeur. 

    ‘Sois prudente ma Thilde, prends garde à toi....’ se répétait-il comme pour lui transmettre le message en silence.  


    Il ne pouvait rien lui dire, elle l’aurait pris pour un fou, elle aurait posé des tas de questions... Elle ne savait pas, comprendrait-elle d’ailleurs ? Plus tard, un jour, il serait bien obligé de lui expliquer.


    La joue sur sa tête il respirait ses cheveux aux senteurs d’épices. Ils étaient seuls au monde dans la lumière orange du soleil moribond. Thilde tout contre lui. Une sensation insensée naissait au plus profond de son coeur.

    Alors il se recula un peu  pour la contempler, pour s’en délecter, pour graver de façon indélébile son visage dans sa mémoire. Il avait remarqué ces derniers jours que plus il pensait à elle, plus son image se diluait dans les brumes de ses rêveries. Plus il essayait de se souvenir et plus ses traits lui échappaient.

    Il avança ses doigts et caressa son visage de poupée de toute la largeur de sa main, pour ne pas oublier la moindre parcelle de sa peau fraîche. Il allait et venait d’une joue à l’autre, ses doigts froissant ses sourcils ou redessinant sa bouche. Thilde, les yeux clos, s’offrait à ses assauts troublants. Alors n’y tenant plus il se pencha et posa ses lèvres sur les siennes, les frôlant encore et encore, goûtant avec retenue à ces fruits inconnus.

    Il signa son tendre méfait d’un baiser pudique. Il releva la tête, laissant ses doigts errer dans la nuque de Thilde. Il n’était pas pressé. Il souhaitait prendre tout son temps pour forger ce premier amour qu’il voulait ardent et limpide. Prendre tout son temps pour ne pas gâcher ce précieux cadeau.  


    Prendre son temps... si seulement la vie voulait bien lui en laisser un peu, du temps...

    Blog de lukasloup : Lukas, coeur de loup, Episode 27

     

     


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