•  

    La Pauline sortit de la chambre et tira un peu la porte pour isoler sa fille. Les femmes l’avaient aidée à dévêtir Clothilde, la sécher puis à lui enfiler sa chemise de nuit la plus chaude. Ses cheveux avaient été enveloppés dans une épaisse serviette, ses pieds recouverts d’un onguent. Demain, quand elle aurait récupéré un peu, elle prendrait un bon bain dans le baquet, devant un feu de cheminée. Pour l’instant, allongée sous son gros édredon, en sécurité dans son lit réchauffé par deux bouillottes brûlantes, elle essayait de se reposer.


    C’était peine perdue. Les images effroyables valsaient devant ses yeux ouverts ou fermés, le cauchemar qui n’avait duré malgré tout que quelques minutes se répétait inlassablement et semblait ne pas vouloir lui laisser de répit. Elle sentait toujours la pression des doigts dans le creux de sa gorge, jusqu’à la douleur. L’ombre de sa propre mort lui collait à la peau. 

     

    Blog de lukasloup : Lukas, coeur de loup, Episode 37Quand elle s’assoupissait elle replongeait dans les eaux noires d’une mare sans fond où elle se débattait inutilement, Lukas rampait vers elle sans jamais se rapprocher et les grondements des loups s’acharnant sur le bohémien hantaient son demi sommeil.   

     

    Les doigts crispés sur le bord de l’édredon… Lukas…  elle secouait sa tête et appelait… Lukas…  ou suffoquait en gémissant… Lukas… puis se réveillait en sursaut dans un cri muet… Lukas…  

    Lukas et les loups… une des bêtes l’avait approché, léché comme elle l’aurait fait avec l’un de ses semblables… il les avait appelés en hurlant et ils avaient accouru… il semblait être leur protégé… le loup avait compris puis attaqué l’homme… Cela était impensable… pourtant elle avait vu ; ou avait-elle cru voir… ? Elle ne savait plus…  


    Il était arrivé juste au bon moment ; mais de l’école il lui était impossible d’entendre ses appels, alors comment avait-il su ? Lukas tant aimé devenait un mystère… Qui était-il vraiment 

    - Lukas… Lukas… 

    Elle se redressa brusquement sur son lit et appela sa mère d’une voix faible : 

    - où est Lukas… je veux le voir  !


    ********

    Il attendait depuis près d’une heure quand la Pauline apparut sur le seuil de la ferme.  

    - Viens mon grand... elle te réclame... dit-elle chaleureusement 

    Quand Lukas passa près d’elle, elle posa son bras autour de son épaule et l’attira affectueusement. Elle trouvait enfin la force de le remercier pour lui avoir ramené sa fille unique vivante. 


    Les hommes attablés débattaient devant un verre de vin, les paysannes à l’écart bavardaient discrètement. Tous les yeux se braquèrent sur lui mais il se dirigea vers la chambre sans même leur adresser le moindre regard et entra. Les volets étaient à moitié tirés et la pièce baignait dans une demi pénombre. 

    Thilde souhaita rester seule avec Lukas et demanda à sa mère de refermer la porte. N’osant contrarier sa fille, elle s’exécuta malgré sa réticence.  


    Il s’approcha du lit et se mit à genoux pour être plus près d’elle. Elle avait remonté l’édredon jusque sur sa bouche et ne laissait voir que le bout de ses doigts et la moitié de son visage tourné vers lui, comme si elle avait besoin de se protéger. Creusant la pâleur de sa peau, ses grands yeux sombres semblaient deux abîmes d’incompréhension et de douleur. Lukas comprit alors qu’il lui devait la vérité, et résigné à se voir renié tôt ou tard, il était prêt à répondre à toutes ses questions.  


    Elle dégagea ses lèvres et chuchota : Blog de lukasloup : Lukas, coeur de loup, Episode 37

    - Es-tu un meneur de loups, Lukas, comme ceux des histoires qu’on raconte aux veillées... ?? La vieille Jeanne que tu vois si souvent, t’instruit-elle de ses diableries... ? Te demande-t-elle de danser la nuit avec les garous ou les follets, de commander aux flambettes et aux farfadets... ?!  

    Ses yeux implorants s’étaient emplis de larmes au fil de ses mots empreints de reproches et elle le regardait, avide de réponses rassurantes.  

    - Rien de tout ça... je n’ai pas peur des loups et ils ne me craignent pas... Je les comprends et je les aime, je suis leur ami, même si ça paraît étrange. D'ailleurs, sans eux nous ne serions plus là...  


    Sur ce point il avait raison, elle ne pouvait que se rendre à l’évidence. Elle hocha la tête, s’apprêtant à répondre mais il continua en chuchotant : 

    - Il n’y a pas que ça... je préfère que tu saches... ce qui s’est passé je l’avais vu en songe... voilà pourquoi j’ai pu arriver à temps... J’ai le don Thilde, je peux voir certaines choses à l’avance, je peux sentir le coeur des gens, deviner leur vrai visage. Je sais aussi utiliser mes mains pour soulager le mal. Il n’y a aucune manigance avec le malin là-dedans... et je ne suis pas un monstre non plus... 

    Elle avait détourné la tête et fixait la fenêtre. Quand il tendit la main vers ses doigts, elle se glissa entièrement sous l’édredon et se mit à sangloter. Désemparé, Lukas attendit qu’elle se calme. Quand enfin elle se découvrit il se pencha vers elle et cueillit ses larmes du bout de ses lèvres. Elle ne le repoussa pas. 

    A cet instant la mère toqua à la porte, indiquant à Lukas qu’il serait inconvenant s’il restait plus longtemps.   

    - Va, ils t’attendent... murmura la jeune fille 

    Alors il caressa le front de Thilde, se redressa puis quitta la chambre, refermant la porte sur lui. 

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    Thilde était troublée. Lukas venait de lui dévoiler une partie de lui-même qu’elle n’aurait jamais pu envisager. Elle s’était toujours méfiée de ces histoires abracadabrantes qui circulaient dans la campagne et s’interdisait d’y croire. En vérité elle s’en effrayait et préférait ne pas en entendre parler. Mais aujourd’hui ce n’était plus le moment d’avoir peur, elle devait raisonner avec lucidité, mais aussi avec son cœur. Le jeune homme lui avait donné toute sa confiance en se livrant franchement, et elle avait reçu ses confidences comme une immense preuve d’amour. Il avait également affronté le bohémien au péril de sa vie… 

    Et elle ? qu’en était-il de ses sentiments… ? 


    Clothilde rejeta son édredon au bout de son lit, se débarrassa de la serviette entourant sa tête et mit un pied sur le sol. Malgré la douleur elle se leva, enfila ses mocassins en  peau  puis s’enveloppa de son châle. Dans la grande salle, ça discutait ferme.


    Blog de lukasloup : Lukas, coeur de loup, Episode 38


    - J’ai déjà expliqué... se défendait Lukas 

    "quand les loups sont arrivés il essayait de m’étrangler... il venait de pousser Thilde dans la pêcherie... Il a eu peur, m’a lâché et je me suis sauvé... les loups l’ont attaqué, alors j’ai aidé Thilde à sortir de l’eau et je l’ai ramenée ici... "


    Le père Gervais, qui était arrivé entre temps, voulait en savoir plus, lui aussi :

    - ...mais tu devais pas être en classe à c’t’heure....?! 


    Le garçon gardait son sang-froid et se faisait violence pour ne pas partir en claquant la porte... Pour rien au monde il n’aurait partagé ses secrets avec eux. 

    "...de l’école j’ai entendu les loups hurler... J’ai eu peur pour Clothilde alors je suis allé aux pâturages voir si tout allait bien... Je suis arrivé à temps..."


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    La porte de la chambre s’ouvrit et tous se tournèrent vers la jeune fille qui faisait son apparition. La mère s’inquiéta, s’empressa de lui avancer une chaise et Thilde s’assit en lui faisant comprendre qu’elle se sentait mieux. Serrée dans son grand châle noir, elle paraissait encore plus pâle. Elle demanda un verre d’eau, qu’elle but lentement. Lukas la regardait ; elle avait peine à avaler à cause de sa gorge encore douloureuse, d’ailleurs, des marques rosées barraient son cou. 

    Des commentaires et des questions s’élevaient parmi les visiteurs. Un homme avait attaqué Thilde, les loups l’avaient déchiqueté, les bohémiens repartiraient comme ils étaient venus après avoir découvert les restes du malheureux. Si restes il y avait. L’affaire n’aurait probablement aucune suite ; d’ailleurs qui se soucierait de la disparition d’un romanichel de passage, meurtrier en puissance en plus ?   


    Louis le maigre en profita pour questionner sa fille : 

    - et toi ma Thilde, parle nous donc un peu...   


    Elle posa son verre sur la table et répondit tranquillement :  

    - Lukas a déjà tout raconté... j’ai entendu ce qu’il a dit, il n’a rien oublié... 


     

    Blog de lukasloup : Lukas, coeur de loup, Episode 38

    Elle leva la tête vers lui et leurs regards se croisèrent.

     

    Alors Lukas lui sourit car dans les yeux de Clothilde la détresse s’était effacée. A sa place brillait l’amour. 



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    L’homme quitte le sentier ensoleillé et pénètre dans les bois noirs. Il connaît l’emplacement du piège que le père Gervais a appâté le matin même, il va en profiter pour vérifier si le traquet a fait son travail. Mais il trouve les mâchoires refermées dents contre dents, et l’appât a disparu. Comme la dernière fois…

    Perplexe, il se frotte le menton quelques secondes mais il ne s’attarde pas inutilement et s’enfonce sous la futaie. Par précaution il est venu armé et porte son fusil à la main, prêt à viser et à tirer. D’un pas prudent il se dirige vers la clairière du Diable, il sait comme tous les villageois que les loups y sont installés. Il y vient un peu comme en repérage. Il se fait le plus silencieux possible, afin de ne pas alerter la meute.


    Il constate que les ronces ne sont guère fournies par ici, elles sont piétinées, comme si on y passait souvent. La horde doit être importante pour laisser de telles traces… Combien peuvent-ils être ? sept, huit… ? c’est déjà pas mal ; une famille ordinaire sans doute… 

    Ou alors bien plus, comme l’autre année…? Il sent la peur s’insinuer en lui et ses doigts se crispent sur la crosse de son fusil. Il continue quand même jusqu’à ce que les arbres s’espacent… L’énorme roche ronde fait le gros dos là-bas, et des ombres basses vont et viennent autour des rochers amassés. Il n’ose avancer plus et se tient embusqué derrière un large tronc puis tend le cou pour observer les loups. Il est un peu loin et cligne des yeux fréquemment ; c’est qu’il n’est plus tout jeune et il n’y voit plus très bien…


    Il va malgré tout essayer de les compter et en repère cinq qui folâtrent au beau milieu de la clairière. Trois autres se déplacent sur les blocs de granit, et cherchent à atteindre le haut du promontoire. Deux autres bêtes étendues semblent se reposer à l’entrée de la tanière formée par les rocs empilés.

     

    "Ah oui la tanière… d’autres se cachent sûrement à l’intérieur et dans ce cas on dépasse largement la dizaine de loups… Il faudrait rassembler les hommes du village et venir avec les fusils… Tout seul je ne peux rien faire… bien trop dangereux…" prémédite le vieux, le regard fixé vers la clairière.   


    Soudain un des deux loups bouge à l’entrée du repaire et le paysan écarquille les yeux de stupeur. Car ce n’est pas un loup, mais un humain qui vient de se mettre debout. Il s’étire et la bête tout proche, dans un élan se dresse contre lui et pose ses deux grosses pattes avant sur ses épaules.  

    Une fraction de seconde l’indiscret se demande si l’homme ne va pas se faire égorger… Mais il le voit fourrager des deux mains dans le pelage du monstre gris… Deux jeunes arrivent en jappant pour participer à la fête.


    Le vieux retient son souffle et se dit qu’il a la berlue. S’il s’attendait à ça...!!! 

    "Mais qui ça peut bien être, ce meneur de loups...??"


    Il fronce les sourcils et essaie d’y voir mieux… Par chance le garçon se tourne complètement vers lui et il peut discerner son visage. Alors il reconnaît Lukas, fils de Gervais. Maudit soit-il.  

    Le vieux repart aussi silencieusement qu’il est arrivé, la bouche tordue par un rictus mauvais. 


    Blog de lukasloup : Lukas, coeur de loup, Episode 39


     


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