La nuit chaude a enveloppé la campagne d’un sombre velours, à peine égratigné par l’éclat argentin du fin croissant de lune. S’étirant dans une lourde torpeur, la nature soupire d’aise dès qu’un souffle de brise l’effleure. Caresses suaves offrant délicatement des parfums de tilleuls en fleurs et qui font onduler les épis de blé mûrs. Les lucioles voltigent sous les pommiers du grand chemin, reflets dansants des étoiles pailletant l’infini. Un grillon solitaire répète un appel timide quelque part sur un talus encore tiède, puis tait ses jérémiades. 

Une lumière tangue et avance par saccades dans l’obscurité d’un champ. Lukas s’approche du village endormi, le coeur battant, ombre dans l’ombre des prairies. Il dépasse les premiers vergers, se glisse entre les granges et les fermes tranquilles, puis longe les ruches assoupies. Il pense avec regret à Finaud dans l’étable, qu’il ne peut déranger sans risquer d’éveiller le hameau. Silencieux comme une fouine en maraude, il pénètre dans le potager et saisit la poignée de la porte, avec émotion. Discrètement il entre dans la grande salle et pose la lanterne sur la table. Son regard vagabonde ça et là sur le décor familier, s’attarde sur les sabots de ses frères bien rangés près de la cheminée, sur sa cape et celle du père pendues contre l’horloge qui se balance, infatigable. Là-haut à l’étage, ceux qu’il aime dorment à poings fermés. Son coeur se pince mais très vite il se raisonne car il sait que dans quelques mois... 

Il ne doit plus perdre de temps ; il dénoue l’aumônière attachée à sa ceinture et se dirige vers la huche. Il sait que derrière se trouve un pot de grès dans lequel Adèle cache ses herbes à tisane, et y ajoute celles qu’il a apportées par prévoyance, ainsi qu’une courte lettre pliée en un minuscule carré. Ainsi elle pourra continuer à se soigner et se tranquillisera en apprenant ses projets.   

Avant de s’en aller il décroche sa cape pour l’emporter ; elle lui sera nécessaire pendant ses errances. Puis il repart dans la nuit avec sa lampe-tempête, en direction de la ferme de Clothilde, le coeur plein d’espoir. 

Lukas a traversé le potager de Louis le maigre puis le jardin envahi d’une multitude de fleurs indisciplinées foisonnant dans la plus belle anarchie. A cause de la chaleur Thilde n’a pas bouclé ses volets, et a laissé un battant de sa fenêtre légèrement entrouvert. Le jeune homme, debout à quelques centimètres de la vitre y colle son front pour regarder à l’intérieur de la pièce, au travers des rideaux légers mais il distingue à peine la forme du lit. Il hésite quelques secondes puis pousse le battant.  

La jeune fille a seulement frémit et au milieu de son rêve un sourire se dessine sur son visage. Elle est étendue tout au bord de son lit et son bras nu retombe sur le côté ; ses doigts frôlent l’étroit tapis. Ses longs cheveux en désordre cachent à peine ses épaules rondes et sa fine chemise laisse deviner des monts et des vallées encore inexplorés. Des vagues de lueurs dansantes effleurent la courbe des hanches, les jambes et les genoux découverts. Saisi et troublé, Lukas contemple quelques minutes Thilde dévoilée.

Il tient sa lanterne en l’air à bout de bras et tend les doigts vers elle. L’ombre de sa main projetée s’étire, immense, et va se poser sur son amour endormi. Gêné de sa propre indiscrétion il se reprend, fait un pas en arrière et malgré sa crainte d’effrayer la jeune fille, il pianote contre le carreau. Elle n’a pas entendu et Lukas est obligé de l’appeler à voix basse, une fois, deux fois. Enfin elle ouvre les yeux, sursaute et se redresse. Elle étouffe son cri quand elle reconnaît Lukas et l’invite à entrer d’un signe de la main. Elle se lève pour fermer soigneusement la fenêtre, tandis qu’il pose sa lampe sur la table de toilette.  

Alors seulement ils se regardent et se retrouvent, tombent dans les bras l’un de l’autre et se serrent à se faire mal.  

Leurs bouches se cherchent et se goûtent... 

- Tu es fou d’être venu.... mais c’est bon de te voir.... murmure Thilde

...leurs lèvres se rapprochent puis se laissent pour mieux s’embrasser, encore et encore, leurs doigts s’emmêlent...

- Je voulais te revoir avant de partir...  

Clothide se dégage et son regard suppliant le questionne... 

Alors il l’enserre de ses bras et murmure dans son oreille. Il lui raconte ses projets pour les prochains mois. Il la rassure, au printemps il sera de retour pour ne plus la quitter. Si elle veut bien l’attendre.

Une dernière fois il cueille son visage entre ses mains et le couvre debaisers ; il est temps pour lui de reprendre sa lanterne et de s’en aller.

Puis il se retourne vers Thilde avant de passer la fenêtre et  c’est tout son être qui chavire.  

Elle a fait glisser ses bretelles sur ses bras et sa chemise tombe en tas froissé sur ses pieds nus. Elle fixe Lukas d’un regard ardent puis lui tend la main en lui soufflant :

- Avant de t’en aller... viens... je suis à toi...

Bouleversé il s’avance et prend la main de Thilde, pour partir avec elle à la découverte de leur amour. 

Assise sur le rebord de sa fenêtre Thilde regardait sans les voir les fleurs défroisser leurs corolles sous les douces caresses du soleil levant. Lukas l’avait quittée à l’aube naissante et elle l’avait laissé partir, résignée mais la mort dans l’âme. Il lui manquait déjà, et pourtant ce n’était que les premiers pas sur ce long chemin de l’absence.

Elle se recueillait sur son bonheur en suspend, le regard tourné vers cette nuit qu’ils s’étaient offert, et dont il ne restait que des souvenirs brûlants et des tendres aveux. Le cœur empli de ces trésors et de promesses de retour, les mains posées sur son ventre encore frémissant, elle savourait ce nouveau délice d’être devenue femme. Elle garderait en elle jusqu’au retour de Lukas ce secret triomphant mêlé d’un soupçon de vengeance assouvie.

D’ici là les ressentiments et les discordes se seraient certainement apaisés, et ils pourraient se marier. Si l’acharnement se poursuivait, ils partiraient tous les deux.

Mais en attendant, elle guetterait jour après jour les lettres qu’il lui avait promis.

Mais en attendant, il lui fallait continuer sa vie habituelle... Elle tira les volets mais laissa sa fenêtre ouverte puis regagna son lit pour essayer de dormir un peu. Il était encore tôt, des lueurs rosées irisaient le ciel et dans le jardin les alouettes célébraient l’éclosion de ce beau matin d’été.

Clothilde ferma les yeux et passa ses doigts sur son cou nu. Une larme s’échappa d’entre ses cils et vint mourir sur son oreiller.

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Lukas partira demain. Bien décidé à retourner une dernière fois à la Clairière du Diable, il a pourtant du se rendre à l’évidence. Il n’a pu dépasser les derniers chênes et s’est contenté de jeter un ultime regard de loin sur les roches sombres. Plus de jappements joyeux se glissant entre les granits, plus de hurlements s’élevant jusqu’aux cimes des arbres.

La mort hante les lieux et rien ne sera plus jamais comme avant.  

Le coeur serré il se souvient des merveilleux moments passés en compagnie des loups et cette richesse là, rien ni personne ne pourra lui enlever. Il lève la tête vers les frondaisons que perce le soleil, puis s’en retourne rapidement vers le chemin, comme s’il prenait la fuite. Il n’a plus rien à faire là.

De loin en loin, une ombre basse se faufile entre les troncs et le suit. 

~~~o~~~

Lukas avait fini d’avaler l’épaisse soupe et le morceau de galette de sarrasin que Jeanne lui avait préparé tôt le matin. Il avait décidé de partir à la fraîche, et ce repas solide le soutiendrait pendant les longues heures de marche qui l’attendaient. Avec infiniment de reconnaissance il regardait la vieille femme emplir le large sac de peau qu’elle lui avait proposé pour son voyage. Elle avait mis dans le fond sa cape soigneusement pliée, du pain et du fromage enveloppés dans un torchon propre, des noix et des noisettes, ainsi qu’une gourde remplie d’eau. En cachette elle y avait glissé une bourse pleine de pièces. Après de nombreuses années passées dans l’ombre de l’armoire, un vieux chapeau de toile attendait sur la table une nouvelle vie d’aventures.  

Enfin elle ajusta le rabat du sac pour le fermer, fit au jeune homme ses dernières recommandations et ajouta : 

- N’oublie pas Lukas... quand tu reviendras si tu as besoin tu trouveras la clé de la maison à l’endroit que je t’ai montré, je serai peut-être ailleurs... Si tu descends jusqu’en Auvergne, rends toi jusqu’au bourg de Saint-Flour et demande le fermage Bertrandias. Tu y trouveras bien le père Géraud... dis lui que tu viens de ma part et parle lui de nos secrets ; il t’apprendra les siens...

Lukas s’était levé et avait coiffé son nouveau chapeau. Il s’approcha de la vieille Jeanne et l’étreignit contre son coeur en la remerciant avec toute sa gratitude. Puis il passa le sac en bandoulière et attrapa le bâton sur lequel il avait ciselé, la veille, le prénom de sa bien aimée.

Il était prêt à partir et préféra ne pas éterniser son départ. La vieille Jeanne resta sur la marche tandis qu’il s’éloignait. Avant de disparaître dans la courbe du sentier il se retourna et lui fit un signe de la main auquel elle répondit.

Elle savait qu’elle ne le reverrait pas.

Il gagna rapidement le grand chemin, mais bifurqua à droite au lieu de descendre vers les Forges. Il devait rejoindre la voie principale, celle qui le mènerait vers l’inconnu. Après avoir grimpé une première côte, il s’arrêta et regarda en arrière. Au loin en contrebas s’étendait son village, où il laissait son enfance, son foyer, sa famille et son amour.

Alors les yeux rivés sur son passé il porta les doigts à son cou et serra dans sa main le crucifix en argent dont Thilde s’était séparée pour lui donner. Il du faire appel à tout son espoir de retour pour trouver le courage de continuer d’avancer.

Sur le chemin sinueux Lukas s’en va et s’enfonce dans la campagne. De loin en loin, une ombre basse se faufile derrière les haies et les buissons.

La Maudite le suit.

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Septembre s’achève et les premières averses d’automne soulagent la campagne asséchée. Malmenés par un été brûlant les arbres fatigués laissent tomber par brassées entières leurs feuilles roussies, aussitôt balayées par un vent maniaque et obstiné.  

Clothilde dans sa chambre, le front au carreau de sa fenêtre, regarde les nuages qui chahutent et se pressent vers le sud en caracolant.  

Vers le sud... vers Lukas... Voilà deux mois seulement qu’il est parti. Depuis ce matin elle a relu encore et encore sa lettre jusqu’à en connaître le moindre mot. Elle vient de la cacher avec les deux autres, dans son armoire aménagée dans le mur, sous l’étagère du bas entre le bois et la pierre.

Elle a préféré jusqu’à présent que son père et sa mère ne sachent rien de ce courrier qu’elle reçoit. Deux jours par semaine en fin de matinée elle descend tout en bas du village et guette le facteur, impatiente et le coeur battant.

Aujourd’hui était jour béni, elle est rentrée chez elle avec la précieuse enveloppe tout contre sa peau, dissimulée sous son corsage. Mais aujourd’hui Clothilde a pris la décision de parler à ses parents de Lukas, de leur amour et de leurs projets. C’est pour tout à l’heure, après le dîner.   

Et elle est heureuse de ces dernières nouvelles, mais un peu triste aussi car Lukas s’éloigne toujours un peu plus de jour en jour. Après avoir aidé aux moissons dans les hameaux du bas Limousin, il s’apprête à franchir les hauts plateaux et les anciens volcans. Il envisage de suivre les conseils de la vieille Jeanne et de s’installer à Saint-Flour pour la mauvaise saison. S’il y est accepté il pourra toujours s’instruire auprès du père Géraud et travailler avec le luthier du bourg ou même le tailleur de pierres. A coeur vaillant rien d’impossible.... A coeur de loup rien d’insurmontable non plus, surtout à un loup obstiné. 

Le deuxième soir après son départ, il s’est rendu compte que la Maudite le talonnait. Alors qu’il cassait la croûte assis sur une souche, elle a surgit d’un taillis et s’est allongée à quelques pas de lui. Il a de suite reconnu son échine maigre et son pelage miteux, un peu surpris tout de même de la voir là. 

Et même si depuis elle le suit de village en village tout en visitant les poulaillers et se servant parmi les troupeaux de moutons qu’ils croisent, Lukas ne s’inquiète pas. Il reste persuadé que tôt ou tard elle rencontrera une nouvelle meute et qu’elle s’y joindra. 

Thilde rêvasse sur les mots de la lettre, le front toujours collé au carreau. La pluie y écrase ses gouttes qui s’assemblent en filets fuyants et dégoulinants, sans cesse renouvelés.

Une rosace de buée s’épanouit sur la vitre à chacun de ses soupirs. Le jardin devient trouble derrière cette brume... Bientôt elle pourra lui écrire... Quand il sera sur place pour plus longtemps que quelques jours, il lui donnera l’adresse ; alors elle lui dira combien elle l’aime et lui racontera l’avenir qu’elle construit et qu’elle imagine dans ses songes. Thilde frissonne, puis du bout de l’index dessine en souriant un coeur sur la vitre embrumée.

Louis le maigre vient de sortir de sa ferme en  claquant la porte, au terme d'une conversation orageuse ponctuée de violents éclats de voix. Il monte vers le haut du village, en jetant des coups de sabots rageurs dans les cailloux du chemin. Décidemment, ce Lukas cause bien du tourment à tout le monde. Quand à Clothilde, elle a bien mérité sa paire de gifles.

Digne et fière Thilde a tenu tête à son père jusqu’au bout et a attendu qu’il ait le dos tourné pour s’effondrer en pleurs dans les bras de sa mère qui fronce les sourcils d’un air soucieux.