La ruelle enneigée est si escarpée que le triporteur dérape. Lukas en descend et termine sa montée à pied vers les hautes demeures bourgeoises de la ville. Cette livraison fait partie de son travail mais il s’y rend à contre cœur car rencontrer Mademoiselle Eléonore ne l’enchante guère. Sa cargaison enveloppée dans du papier journal doit être livrée sans casse et il avance avec mille précautions. Il peine et atteint en soufflant l’esplanade de l’imposante cathédrale et sur le guidon ses mains rougies sont engourdies par le froid. Il est enfin arrivé, la demeure de la famille de Boisredon a pignon sur cette large place et lui fait face. Il se présente au portail, s’annonce en agitant la cloche et patiente.

La demoiselle a tenu parole. Insolente de la beauté de ses dix-sept ans, la voici qui descend le perron, traverse le jardinet enneigé en retroussant ses jupons et sa jupe jusqu’à mi mollets, découvrant ainsi un long panty orné de dentelles et de fins rubans. Ses bottillons vernis lacèrent l’immaculé tapis. Elle salue Lukas et un radieux sourire éclaire son ravissant minois tandis qu’elle ouvre la grille pour le laisser entrer avec le triporteur. Elle ne peut s’empêcher de le regarder tandis qu’il passe près d’elle, et d’ailleurs elle ne s’en prive pas, le dévisageant avec impudence. Puis elle le précède jusqu’au large escalier et se penche vers les précieuses poteries, essayant d’écarter du bout des doigts le papier protecteur pour contrôler ce qu’elle vient de recevoir.

- Le bol blanc est là… lui dit Lukas en pointant l’index vers un objet précis, devançant ainsi sa question.

- Ah bien… répond-elle en le prenant délicatement. ‘Apportez-moi le reste… dans mon atelier, la porte à gauche après l’entrée…’ dit elle en gravissant les quelques marches, sans prêter plus attention à ses jupons qui trainent presque dans la neige.  

C’est que là, elle rêvasse à son potier, et à cette façon qu’il a eu de deviner sa pensée. De toute manière elle ne pense qu’à lui depuis le premier jour. Ce jeune homme là lui plaît et de plus depuis tout à l’heure il l’intrigue vraiment.

Mademoiselle Eléonore a déposé la coupe sur sa console de travail et imagine déjà les merveilles qu’elle va y peindre. Lukas a rangé les autres terres cuites à l’endroit indiqué et s’apprête déjà à repartir.

C’est alors qu’elle se tourne vers lui pour le féliciter, car elle n’en finit pas de s’extasier :
- Vous êtes un véritable artiste… cette bordure est d’une finesse.. !! on va faire de belles choses tous les deux… Vous viendrez le voir quand il sera terminé…

Puis un brin exaltée elle lui prend le bras et lui ordonne presque en un tutoiement brutal :
- Viens… je vais te montrer mes autres œuvres…. Il faut que tu voies ça… !!!

Lukas se raidit et refuse. C’est qu’il est attendu par son patron et ne veut pas se retarder dans son ouvrage. C’est surtout qu’il veut fuir au plus vite cette fille un peu trop envahissante.

Déçue de ce désintérêt pour son travail elle pince ses lèvres et se dit que la prochaine fois peut-être elle aura plus de succès… Elle porte les doigts à la bourse de sa ceinture, en sort trois pièces qu’elle fait tomber dans la main de Lukas une à une puis le congédie d’un geste bref, presque dédaigneux. Elle ne le raccompagne pas et hausse les épaules quand elle entend le portail se refermer en grinçant.

Car Mademoiselle Eléonore a déjà mené sa petite enquête et sait parfaitement où trouver Lukas les après-midi. Elle pense que dans quelques jours elle aura pris un bon coup de froid.

Il souffle sur les derniers mots pour en sécher l’encre avant de plier le papier qu’il glisse dans l’enveloppe. Demain c’est le jour de partance du courrier et il ne veut pas perdre plus de temps. Cette lettre risque de se balader pendant au moins deux semaines à cause de la neige qui ralentit tout dans la contrée et perturbe la distribution. Il a également écrit une seconde lettre, destinée à sa mère.

Cette journée a été longue, de nombreux patients sont venus jusqu’à tard ce soir et Lukas est harassé ; il baille à se décrocher la mâchoire et admet enfin qu’il a besoin de repos. Le père Géraud lui a conseillé de se reposer quelques jours, afin de recouvrer toute son énergie. C’est lui qui officiera à sa place. Il éteint la lampe à pétrole et se met enfin au lit, se recroqueville sous son gros édredon en serrant contre lui une brique chaude. Des fleurs de givre commencent à iriser les carreaux de la fenêtre.

Il pense à cette année qui s’achève et espère que les prochaines nouvelles de Clothilde lui permettront d’envisager un retour plus rapide que prévu. Ces cinq mois passés loin de son village lui pèsent, même s’il s’enrichit chaque jour de nouvelles expériences, et la perspective de devoir en passer encore autant loin des siens et de sa bien-aimée lui semble une épreuve accablante. Imaginant ses retrouvailles avec Thilde il s’enfonce rapidement dans un sommeil bien mérité.

Clothilde vient de se réveiller en sursaut. Cette fois, elle n’a plus aucun doute, c’est bien son petit qu’elle sent remuer à l’intérieur d’elle-même, comme s’il gigotait en tous sens pour faire savoir qu’il est bien là. Jusqu’à présent elle n’avait ressenti que de brefs frémissements diffus à diverses reprises, mais rien d’aussi insistant. Elle pose ses mains à plat de chaque côté de son corps et fait tanguer légèrement son ventre. La vie bouge en elle encore pendant quelques secondes puis semble se rendormir. Thilde pense :

- Lukas... si tu pouvais savoir ce qui nous arrive... si seulement tu étais là pour sentir ton petit vivre sous tes doigts, combien c’est merveilleux...

Alors elle prie en silence et avec recueillement pour que les jours qui viennent lui apportent une lettre. Pour enfin lui répondre que la providence a décidé de leur donner un enfant, et que seule face à tous elle a du se rebeller et contrer son père qui lui ordonnait de se rendre au plus vite chez la faiseuse d’anges.

"Je ne me sens pas bien depuis deux jours ; je tousse un peu et l'intérieur de ma poitrine me chauffe..."  explique Eléonore.

Et sans façons ni pudeur elle dégrafe son corsage sous son lainage déboutonné, laissant voir le haut pigeonnant de son corset à lacets. Puis elle cale sa tête sur le dossier de la chaise et attend.

Lukas, interdit par l’audace de la demoiselle hésite un peu puis se reprend.

- Il n’était pas utile de vous dévêtir... lui fait-il remarquer froidement.

Puis il entreprend son exploration autour de sa gorge par des mouvements de passe lents, prenant bien soin surtout de ne pas lui effleurer la peau avec ses doigts. Il se rend rapidement à l’évidence :

- Je ne peux rien pour vous

- Comment ça... ?!  s’inquiète la patiente

- Parce que vous n’avez absolument rien ! répond Lukas, agacé

- Mais si... insiste-t-elle en toussotant

- Alors préparez-vous des tisanes de mauve, ça ne vous fera pas de mal...

Elle se lève et tout en se rhabillant lui propose :

- J’ai terminé de peindre le bol blanc... il est magnifique ! Passe quand tu veux pour le voir...

Lukas secoue la tête :

- Non, je ne viendrai pas... maintenant sortez, vous me faites perdre mon temps

Il se dirige vers la porte qu’il ouvre, lui signifiant sans détour qu’elle exagère. Dépitée et vexée elle remet sa capeline et sort la tête haute, en se promettant de lui faire payer très cher cette nouvelle déconvenue.

Les pieds dans la neige et transie de froid Clothilde guette le facteur Ces deux dernières semaines ne lui ont apporté que déception, mais elle s’entête et comme d’habitude elle descend le cœur plein d’espoir jusqu’à la rivière pour ne pas manquer le messager. A chaque fois elle se demande si elle va le voir arriver, si ses expéditions dans les frimas ne l’auront pas rendu malade ou si cette neige n’aura pas finit par le décourager.

Mais elle l’aperçoit enfin sur le chemin, fidèle à ses obligations, qui pédale avec prudence et s’approche lentement. Il s’arrête près d’elle en souriant, c’est bon signe.

Thilde est folle d’impatience et reçoit sa lettre avec une joie non dissimulée. Pour un peu elle lui sauterait au cou…

- Tu vois, ton amoureux ne t'oublie pas…

Le facteur qui la connaît depuis toujours rit d’un air complice et repart en lui faisant un clin d’œil. Il sait presque tout de tous les habitants des villages alentours et de semaine en semaine Thilde lui a fait quelques confidences qui l’ont ému…

C’est ainsi qu’elle a appris qu’une lettre ne lui est jamais parvenue, une lettre que devait lui remettre son père. Elle ne lui a encore rien dit pour ne pas attiser leur désaccord, mais sa rancune couve et elle se promet bien de lui en reparler un jour, quand le moment sera venu.

Mais pour l’instant elle remonte vers le village en lisant les précieux écrits, les doux mots qui l’apaisent et la mettent tellement en allégresse qu’elle embrasse le papier et qu’elle rentre chez elle en pressant la lettre sur son cœur. Elle n’attendra pas une minute de plus pour lui répondre et lui parler de cet enfant attendu pour avril. Dans trois jours le facteur revient et collecte le courrier prêt pour l’expédition.

Monsieur Ambroise de Boisredon s’inquiète pour sa fille. Elle reste alitée, refuse tout repas et n’a plus touché à ses pinceaux depuis plusieurs jours. C’est à peine si elle fait sa toilette et se coiffe. Il a envisagé sérieusement de faire venir le médecin Théodore Metge pour l’examiner, mais Eléonore s’est emportée en refusant catégoriquement puis s’est enfermée à double tour dans sa chambre.

De son lit, Mademoiselle Eléonore regarde le joli bol qu’elle a peint de fleurs multicolores. Posé sur le marbre de sa cheminée il trône sur un napperon près d’un bouquet de chardons secs, décorant un peu cette chambre austère et sombre. Elle commence à s’ennuyer ferme et estime qu’il est temps d’agir.

C’est que la demoiselle est une maligne. Elle se poudre d’un peu de talc pour paraître plus pâle mais elle est en pleine forme car elle mange en cachette ; elle se nourrit aussi de la vengeance qu’elle prépare. Oui, il est temps et ce matin là elle appelle son père en secouant sa clochette à tout va.

- Je veux voir le guérisseur… va le chercher tout de suite, je n’ai plus de forces… je suis sûre qu’il va me soigner… exige-t-elle

- Mais c’est dimanche…

- Justement, il devrait pouvoir venir maintenant ! rétorque-t-elle d’une voix se voulant faible

Puis elle précise :

- ne m’amène pas le vieux Géraud hein… c’est le jeune qu’il me faut… celui qui fait aussi le potier chez Justin…

Ambroise de Boisredon soupire et s’exécute. Décidemment, sa fille unique a du caractère. Finalement, qu’importe le médecin s’il la guérit, et il s’en va quérir Lukas le guérisseur, celui dont on parle tant.

Lukas entre dans la chambre de la malade et retire sa cape. Avant de partir il a fait part de ses doutes de simulation au père Géraud mais celui-ci l’a convaincu de faire quand même son devoir et il a suivi Monsieur de Boisredon. Après tout, il se pourrait qu’elle soit bel et bien souffrante cette fois.

Son père est sorti de la pièce en tirant un peu la porte, puis il est descendu à la salle à manger pour y attendre le diagnostic.

Lukas s’est approché du lit de la demoiselle, étendue les yeux mi-clos. Il se racle la gorge pour s’annoncer et Eléonore tourne la tête vers lui. Elle n’a pas franchement bonne mine mais son regard vif la trahit presque aussitôt. Le jeune homme préfère vérifier malgré tout et il pose quelques questions avant de lui prendre le pouls. Il n’aime pas le contact de cette main dans la sienne et préfère la reposer sur le drap promptement. Par ses doigts qu’il ballade au-dessus de son corps il tente de ressentir les signes d’une possible infection. Mais rien. Il décide de ne pas s’énerver mais se jure qu’elle ne le piègera plus.

Il comprend qu’elle s’est amourachée de lui et que ses sentiments virent à l’obsession. Il ne veut plus avoir affaire à elle, jamais.

- Alors ??? interroge la demoiselle

- Vous n’avez rien et vous le savez parfaitement… vous faites semblant…

Il continue à la vouvoyer, maintenant ainsi la distance entre elle et lui.

Elle serre les dents, se rendant parfaitement compte qu’elle est démasquée.

 Alors elle tente le tout pour le tout.

- J’ai besoin de te voir… je suis amoureuse, ça n’est pas un crime.. !!! avoue-t-elle tout bas

- Je le sais… mais je suis fiancé à une fille de mon village… je regrette…

Les yeux d’Eléonore s’embuent de larmes ; comment peut-il lui dire ça ?

Blessée elle s’assoie sur le rebord de son lit et lui jette :

- Parce que tu penses qu’elle t’attend…? voilà des mois que tu es arrivé, que crois tu ? que tu es irremplaçable ? mais qu’a-t-elle de plus que moi ta paysanne ???

Il préfère ne pas lui répondre et dit simplement :

- Je descends dire à votre père qu’il ne doit pas s’inquiéter… Ne me faites plus appeler, je ne viendrai plus.

Le temps qu’il se tourne pour reprendre sa cape, la jeune fille s’était levée d’un bond en déchirant à deux mains le haut de sa chemise de nuit, faisant sauter un à un les boutons.

Puis elle se rue sur lui, folle de dépit, de jalousie, le griffant au visage et se mettant à crier en appelant de l’aide. Lukas, interloqué et contraint de se défendre la saisit fermement aux poignets pour l’immobiliser et tenter de la calmer.

Des pas précipités se font entendre dans l’escalier et Ambroise de Boisredon fait son entrée dans la chambre, le visage blême. Le jeune homme lâche Eléonore qui se jette dans les bras de son père en pleurant, en proie à une crise de nerfs.

- Il a tenté de m’entreprendre... !!! accuse-t-elle entre deux sanglots en maintenant d’une main le haut de sa chemise déchirée.

- Mais c’est faux… !! proteste Lukas avec force

Alors Monsieur de Boisredon lève le bras et pointant un doigt vers la porte s’écrie hors de lui :

- Sortez immédiatement de cette maison…

Son regard furieux et ses mâchoires crispées ne laissent rien présager de bon.