•  

    Assis sur une pierre au bord de la rivière, Lukas, les yeux dans l’eau, jette des petits cailloux dans les remous fugitifs. La Maudite, couchée à quelques pas de lui, l’observe avec intérêt. Quelques uns des loups sont partis en chasse dès l’aube, les plus jeunes se prélassent dans la lumière douce du soleil matinal.

    Mais lui il frissonne car il a froid. Son gilet ne le protège pas assez de la fraîcheur humide. Il a faim… Les quelques mûres qu’il a grappillées dans les buissons un peu plus loin sur la rive ne lui ont pas suffit. Il regarde ses doigts maculés par la terre de la tanière et frotte ses mains l’une contre l’autre. Il se sent sale… Il se sent tellement loin de tout, comme déraciné de sa propre vie.

    Là-bas au bout du sentier, son village, sa mère aimante et ses frères tranquilles, la tendre Thilde qu’il adore. Là-bas, le village interdit. La bêtise et la haine également. 


    Il secoue la tête et la révolte monte en lui contre ce sort injustifié qui transforme sa destinée en impasse.  Blog de lukasloup : Lukas, coeur de loup, Episode 43

    ‘Je ne peux vivre dans cette clairière comme un animal… ce n’est pas ma place, ma vie est ailleurs… Je vais aller trouver la vieille Jeanne, elle saura m’aider…’ 

    Il plonge ses mains dans l’eau de la rivière  pour les laver, puis s’asperge le visage abondamment. L'eau glacée se fait douloureuse et lui porte au coeur.  

    Il se tourne vers la Maudite et leurs regards se croisent. Alors qu’il traverse la clairière, les louvards se précipitent vers lui dans l’espoir d’un nouveau jeu. Il se penche vers eux, les caresse et poursuit son chemin.

    Il n’est plus temps de jouer, il doit reconstruire sa vie. 

    ~~~o~~~


    Jeanne rentre d’une longue quête dans la nature. Elle tient à deux mains son vieux tablier ramassé en baluchon, gonflé des plantes qu’elle a cueillies tout au long de la matinée, déjà séchées de la rosée par le chaud soleil d’été et gorgées de vitalité bienfaisante. La chaleur plombe la campagne et la vieille femme s’empresse de regagner sa chaumine à l’ombre sous les grands arbres. Elle s’arrête pour éponger son cou moite et rend grâce à ses errances nocturnes dans la fraîcheur et la clarté légère de la lune.

    Son vieil âge préfère les automnes et les pluies vivifiantes ou à la rigueur le printemps naissant, encore paré de quelques frimas persistants. L’après-midi qui s’annonce sera consacré au tri des herbes et racines ramassées, devant la cheminée éteinte à la bonne odeur de tisons froids.  


    Blog de lukasloup : Lukas, coeur de loup, Episode 43 


    Assis sur la première marche effondrée, Lukas attend depuis longtemps déjà. La tête baissée il regarde sans vraiment les voir des fourmis chargées qui se pressent en file indienne vers un monticule de débris divers, qu’elles remblayent sans se lasser. Un bruissement le tire de son inertie, la vieille Jeanne vient d’apparaître au détour du sentier face à lui. Le temps qu’il se redresse et se mette debout, la voilà devant lui, enchantée de cette visite. 


    - Eh bien mon grand… tu n’es pas aux foins avec les autres...!?? 


    Il est incapable de lui répondre, et se contente de la regarder, accablé. Il suffit à Jeanne de voir son visage sombre pour qu’elle comprenne et son regard lourd de désarroi lui fait peine. 

    - Tu as une petite figure... ils t’ont chassé n’est-ce pas… !?  

    - Oui vieille Jeanne... l’Ernest m’a vu dans la clairière avec les loups... Le père ne veut pas comprendre, il m’a chassé du village hier soir avec le fusil...

    - ...et en plus tu as passé la nuit dehors... !!! tu dois avoir faim, entre donc...!  s’inquiéta Jeanne en le poussa vers l’intérieur de la maison. 


    Elle se débarrassa de ses plantes sur un torchon qu’elle alla étaler dehors au soleil. Puis elle improvisa un repas pour deux, des œufs au lard accompagnés d’une bonne salade de pissenlits.  

    Entre deux bouchées Lukas relata sa dernière soirée au village, la délation de ce butor d’Ernest, la fureur et l’intolérance de son  père, le parti pris de certains des villageois et la lâcheté des autres. Le chagrin de Clothilde, le désespoir de sa mère. Oui, on l’avait réduit à dormir avec les loups, et aujourd’hui, jour de ses seize ans, il n’était plus qu’un vagabond privé de son toit et de sa famille.  

    La vieille Jeanne se leva et prépara une flambée malgré la chaleur. Quand les flammes dansèrent, elle y jeta un gros bouquet de menthe séchée.

    ‘Tout à l’heure tu te laveras au baquet... tu dois être plein de puces...’ dit-elle en s’esclaffant gentiment.  

    ‘La menthe, ça va les faire fuir... je pendrai tes habits près de l’âtre pendant ton bain... Tu auras droit aussi à quelques gouttes d’essence de  lavande dans ton eau...’ rajouta-t-elle le regard taquin. 


    Elle réussit à faire renaître un sourire sur le visage de Lukas. Ce fut le dernier de la journée. 

    A cet instant une déflagration déchira la campagne et ricocha sur les murs de la bicoque. 

    Au premier coup de feu Jeanne et Lukas tressaillirent. La seconde détonation résonna au plus profond du jeune homme qui se leva d’un bond et se précipita vers la porte.

    Il comprit que l’irréparable était en train de se produire, et c’est dans l’écho d’une salve de coups de fusils qu’il s’élança en courant sur le chemin.


    La vieille Jeanne, sur le seuil de chez elle, hocha tristement la tête en le regardant disparaître vers la futaie. 


    Blog de lukasloup : Lukas, coeur de loup, Episode 43

     

     

     

     


    votre commentaire

  • Eperdu d’angoisse et les poings serrés, Lukas fonce à toute allure entre les broussailles. Les granits profilent enfin leurs rondeurs sombres là-bas entre les chênes. Une odeur de poudre chaude flotte dans le sous-bois. Il déboule dans la clairière alors que des silhouettes disparaissent derrière la frange d’arbres.

    Des éclats de voix s’évanouissent et un silence de mort plane sur la combe aux loups. Les oiseaux se sont tus et même le vent retient son souffle. Pas un frémissement dans les frondaisons, les feuilles se sont figées de dégoût. La nature se recueille, endeuillée par la folie des hommes.

     

      Blog de lukasloup : Lukas, coeur de loup, Episode 44


    Lukas s’avance puis ferme les yeux devant l’abomination. L’horreur lui donne la nausée. La tête inclinée il pleure en silence de douleur, de rage, d’impuissance. De honte aussi. Les secondes s’étirent, lourdes de désespoir. Quand il rouvre les yeux, son regard se heurte sur les corps inertes des louvards gisant ça et là sur la terre souillée. Leur vie s’échappe encore de leurs plaies béantes en ondes carmin sur l’humus.

    Il se traîne de l’un à l’autre, hébété, inutile ; il se sent  presque un intrus dans la forêt mutilée.

    Là-bas, près de la rivière, deux autres loups sont tombés sous les coups de chevrotine. La moitié de la meute a été sacrifiée selon le bon plaisir de la toute puissance humaine. Et les autres, que sont-ils devenus... le Patriarche, la Maudite, Blondine et les autres adultes... ? Ils ont probablement eu le temps de s’enfuir, terrifiés, face à cette battue meurtrière.  


    Soudain il se tourne vers la tanière car il lui semble que quelque chose a bougé près du rocher qui en dissimule l’entrée. Il se précipite et tombe à genoux car il vient de découvrir la louve. Sa louve. L’échine à vif, la peau et les chairs arrachées par les plombs, elle a rampé jusqu’à son antre pour y mourir. A bout de forces elle ne peut avancer plus. Elle ne gémit pas mais sa gueule entrouverte laisse passer son souffle court et rauque. Un voile terne recouvre déjà son regard doré. Elle a senti la présence de Lukas et repose sa tête sur le sol. Il voudrait la toucher mais s’en empêche pour ne pas la faire souffrir davantage. Que peut-il contre la mort…


    Blog de lukasloup : Lukas, coeur de loup, Episode 44

     

     

    Ivre de chagrin, il pose sa main près de son museau pour qu’elle sache qu’il est là avec elle, qu’il accompagne ses derniers instants. Son agonie est brève. Lukas reste de longues minutes près d’elle à sangloter, le front dans son cou. Enfin il se glisse dans la tanière et tire Blondine à l’intérieur, pour la mettre à l’abri, pour se rassurer. Puis quand il ressort, maculé du sang de la louve, il hurle sa douleur, hurle sa rage et sa révolte contre la barbarie et l’aveuglement des siens. Ses hurlements déchirent le silence et rendent un dernier hommage aux loups massacrés.


      

     

    Au même moment, des hommes fiers de leur carnage, font leur entrée au village des Forges. L’un deux traîne par les pattes arrière la dépouille sanguinolente d’un grand loup gris. 


    ********


    votre commentaire
  •  

    La vieille Jeanne regarde avec compassion Lukas qui vient de s’endormir dans l’alcôve aménagée au fond de la pièce unique. Assise à la table près du lit, elle trie les plantes qu’elle a cueillies le matin. Tout est calme, seule l’horloge martèle le compte à rebours de l’après-midi qui s’achève et rythme la respiration du jeune homme.   


    Quand il est revenu de la clairière, les mains et les vêtements rougis du sang de la louve, choqué et le regard égaré, il s’est assis sur la marche et est resté prostré de longues minutes, tremblant  et incapable de prononcer un mot. A force de patience et de douces paroles, la vieille Jeanne a réussi à lui faire avaler une tisane sédative de son cru. Peu à peu il s’est calmé, puis a accepté de se laver devant la cheminée. Le bain chaud a achevé de le détendre.  


    Jeanne a savonné ses vêtements souillés puis les a étendus dehors sur les buissons. Ils finiraient de sécher pendant la nuit, au matin ils seraient prêts. Elle a donné à Lukas une vieille et longue chemise d’homme pour se vêtir avant de se coucher, puis elle l’a laissé dormir ce qu’il avait besoin. Tard dans la soirée elle s’est glissée sous le drap sans le réveiller et est restée sur le bord du matelas, pour ne pas prendre trop de place. 

     

    Blog de lukasloup : Lukas, coeur de loup, Episode 45


    ~~~o~~~

    Trois jours s’écoulèrent pendant lesquels Lukas tenta de digérer les durs évènements passés. Il eut également le temps de réfléchir à l’existence qu’il allait mener durant ces prochains mois. Ce serait pour lui comme une parenthèse, une petite année d’exil tout au plus pour revenir aux Forges, encore plus fort.

    Le temps que les villageois hostiles examinent peut-être leur conscience et s’interrogent sur le caractère sacré de toute vie et que naisse en leur cœur un brin de remords, à défaut de bonté et d’amour. Le temps aussi que son père malade, miné par sa haine et son ressentiment rende l’âme, victime de ses propres pensées destructrices.

    Il confia également à la vieille femme son tendre attachement pour Thilde, qui n’en parut guère étonnée, ainsi que ses rêves d’avenir à ses côtés. De longues conversations à cœurs ouverts meublaient ce temps de repos. 


    Elle lui parla un peu d’elle et de cet homme qu’elle avait aimé dans un lointain passé, parce que Lukas s’étonnait de cette vieille chemise élimée. La guerre lui avait enlevé cet amour, et elle avait choisi de rester seule. Personne aux Forges ni dans les hameaux alentours ne connaissait rien de la vie de la Jeanne, ni quand exactement elle s’était installée aux bois des Groppes, comme si d’ailleurs elle avait toujours été là.  


    Le troisième soir, il lui fit part de sa décision soigneusement réfléchie et par ses paroles prouva encore une fois son étonnante maturité. 

    "Je sais parfaitement que je ne peux rester vivre avec toi... d’ailleurs, même si tu me le proposais, je refuserais... Je dois travailler pour gagner ma vie. Je vais aller de village en village proposer mon aide aux paysans contre un toit et quelques repas ou quelques pièces... Je partirai dans deux jours, en direction du sud... Ne t’inquiète pas pour moi..."


    Jeanne prit ses mains dans les siennes et les serra affectueusement en lui souriant. Non, elle ne se faisait aucun souci pour lui, il était courageux et volontaire, elle avait confiance. 

    - Ce soir à la nuit je rendrai visite à Clothilde... Je ne peux pas partir sans la revoir, sans lui dire que je reviendrai... En attendant, je vais te couper du bois...  

    ********

     

     


    votre commentaire


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique