Lukas a compris...

Sans hésiter et emporté par son instinct il a ouvert en grand la fenêtre, a sauté dans la cour et passé le portail en courant. Interloqué le maître s’est précipité sur le pas de la porte, juste à temps pour voir son élève s’éloigner à toutes jambes sur le grand chemin comme un animal en fuite.  

Lukas va aussi vite qu’il lui est possible et en se dirigeant vers les pâtures il se met à hurler comme un loup blessé à mort... Il hurle de toutes ses tripes et appelle ses frères à l’aide...  

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Thilde n’a pas dit son dernier mot... Elle a frappé au hasard et a pu se relever tandis que l’homme se tient le bas ventre.

Elle est sortie du pré par une brèche dans les haies et elle court sur le chemin boueux. Elle arrache ses pieds sur les cailloux, mais la peur la pousse toujours plus en avant, elle court en serrant à deux mains sa jupe retroussée ; le pan déchiré traîne un peu dans la boue.

Le bohémien rendu fou par sa combativité est à ses trousses et se rapproche dangereusement. Elle réalise que dans la panique elle s’éloigne du village et s’isole encore plus… elle doit absolument couper par le prochain pré et remonter en direction des jardins… 

Elle entre en haletant dans le petit champ… quelques mètres seulement la séparent de la brute… Des bribes de hurlements lui arrivent du sentier… La peur pulse dans son corps tout entier et ronge son cerveau… c’est un véritable cauchemar… elle entend les loups… et le souffle du bohémien presque sur elle…  

Trop tard… Elle sent sa poigne se refermer sur son épaule et elle crie son horreur… Les libellules en poste sur les roseaux de la mare tout proche s’enfuient en tourbillonnant.  

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Lukas a déboulé dans le champ de Louis le maigre et a vu l’ouvrage abandonné près de la souche et le chapeau de cuir égaré un peu plus loin dans l’herbe.

Sans perdre de temps il revient sur le sentier et hurle encore une fois mais son cri se meurt dans un sanglot car il vient d’entendre la plainte de Thilde.  

Elle ne peut plus lutter car ses forces la quittent. Elle étouffe sous l’emprise de la main qui enserre son cou… Le visage de la brute se rapproche du sien et emplit le ciel tout entier. Mille doigts inquisiteurs tentent d’arracher son corsage… Elle suffoque et devant ses yeux des papillons noirs voltigent, de plus en plus nombreux…  

Il lui reste tout juste le temps de penser à Lukas, se souvenir qu’elle l’aime…  

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Il vient de surgir dans le pré détrempé et à ce moment là il ressent de la haine pour la première fois de sa vie. Elle décuple sa bravoure et il se rue violemment sur l’homme qui lui tourne le dos. Celui-ci a relâché un peu son étreinte et s’agite en tous sens pour se débarrasser de Lukas. Accroché à lui le jeune homme tient bon et a passé son bras sous le menton du bohémien, et raidit de toutes ses forces ses muscles sur le cou massif…

Dans sa fureur il s’entend injurier le monstre, invoquer tous les dieux et hurler aux loups. Il le somme de lâcher Clothilde, pâle comme un linge, les yeux retournés, la tresse défaite et les pieds en sang.

Alors l’homme ramène son bras vers lui et dans une brusque détente projette la jeune fille sur le côté.

Trop éprouvée et incapable de se maintenir debout elle se laisse emporter par sa chute, trébuche et bascule dans l’eau noire. La froideur liquide qui l’enlace brutalement la tire de sa torpeur…

De ses pieds elle cherche un appui qu’elle ne trouve pas, ses bras glissent entre les nénuphars, ses doigts ne rencontrent que de l’eau fuyante qui gicle et emplit sa bouche. Dans un ultime effort elle tend une main le plus loin possible et agrippe les joncs à sa portée pour ne pas s’enfoncer plus. Son autre main trouve des tiges de roseaux et s’y accroche.

La tête enfin hors de l’eau elle se fige, ferme les yeux quelques secondes puis regarde l’affrontement qui se déroule devant elle comme dans un rêve.

Lukas toujours aux prises avec le bohémien ne peut l’aider. Ses chances sont infimes… l’homme est beaucoup plus grand et costaud que lui et il le tient, plaqué dans l’herbe. Ses mains puissantes encerclent son cou et s’impriment sur sa peau.  

Lukas geint et les larmes de Thilde se mélangent aux eaux de la mare.

Elle se sent tellement inutile… 

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Des bruits de cavalcade se font soudain entendre sur le sentier, les feuillages  frémissent et les haies du pré s’écartent.  Un loup en émerge, suivi d’un second puis d’un autre encore. Le Patriarche s’immobilise, les yeux étincelants et les crocs découverts.

Le bohémien s’est retourné et de stupeur a délaissé Lukas.

D’autres loups arrivent encore et s’approchent, les poils du dos hérissés. L’homme se relève lentement, les loups sont en arrêt devant lui et l’épouvante le défigure, écarquille ses yeux… Clothilde ne comprend pas non plus ce qui se passe…

Elle entend Lukas gémir comme un animal blessé, puis elle le voit ramper sans la moindre crainte vers le loup le plus clair, qui le flaire puis le lèche. Enfin il se met à genoux puis hurle. Alors la louve, babines retroussées, bondit brusquement sur le bohémien et dans un grondement plante ses crocs dans sa gorge.

Il n’a pas eu le temps de s’enfuir, s’est à peine débattu et s’est écroulé, le cou ensanglanté. Maintenu au sol par la gueule impitoyable il a émis quelques râles, mouliné l’air de ses bras puis est mort, les yeux hagards.

Alors seulement Blondine l’a lâché et tous les loups se sont jetés sur lui.

Sans le moindre regard vers la horde qui s’acharne, Lukas à genoux au bord de la mare a saisi Clothilde par une manche et tente de l’attirer vers lui. Tétanisée par le spectacle, les pieds pris dans les tiges des nénuphars et incapable de s’en dégager, elle a fini par abandonner. C’est à peine si elle réagit, ses yeux sont clos et son visage livide. Dans un effort surhumain il parvient à la sortir de l’eau, tire son corps inerte puis s’effondre dans l’herbe sous le poids de la jeune fille.

Il reprend son souffle, retire le chandail trempé et enlève le sien qu’il pose sur le buste et les bras glacés de Clothilde. Il écarte du visage bien aimé les mèches de cheveux collés, quelques une des minuscules feuilles de lentilles d’eau. Sa tresse effilochée en est recouverte, tout comme sa jupe et ses jambes. Lukas caresse les joues, les lèvres décolorées et dans un élan d’amour les embrasse tendrement.

Puis il commence à frictionner les bras par dessus le lainage, persévère de longues minutes…

Clothilde frémit, frissonne puis se met à trembler. Elle est transie, essaie d’articuler quelques paroles mais aucun mot ne sort. Attentif à sa moindre réaction Lukas l’observe et continue de la réchauffer. De temps en temps ses cils se soulèvent, elle regarde Lukas et referme les yeux ; des larmes s’échappent et roulent de chaque côté jusqu’à ses tempes. Elle grelotte. Alors le jeune homme cesse ses efforts, et décide de la ramener aux Forges.

Avec douceur il l’habille de son chandail, la prend dans ses bras et la serrant contre lui s’en retourne vers le village.

Thilde se cramponnait comme elle pouvait à l’épaule de Lukas. Elle entendait, dans une demi conscience, l’agitation qui les entourait depuis leur arrivée au hameau. Ses cheveux mouillés pendaient, pleurant des gouttes sur le chemin.

Des paysannes, restées chez elles à cause de l’orage et délaissant les troupeaux dans les pâtures sortirent des fermes et se signèrent sur leur passage. D’autres s’alarmèrent et suivirent Lukas en larmoyant, lui jetant des questions désordonnées.

Il ne répondait pas, serrait les dents. Il serait toujours temps de répondre aux questions. Là-bas dans les champs, un homme venait d’être dévoré par une bande de loups qu’il avait lui-même ameutée…

La Bérénice, aussi vive et preste qu'une souris, avait déjà tambouriné aux carreaux de chez Louis le maigre. La Lucienne s'évertuait à soutenir d'une main le dos de Thilde pour soulager Lukas, peinant sous son fardeau. Louis et quelques uns des hommes avertis se hâtaient pour apporter leur réconfort.

La mère apparut dans l'entrebâillement de la porte et folle d'inquiétude accourut au-devant d'eux. Elle se tordait les mains, levait les bras au ciel en implorant le seigneur... enfin elle se précipita pour ouvrir en grand la porte de la maison, puis celle de la chambre de sa fille. Le jeune homme entra dans la pièce, et avec mille précautions, déposa Thilde sur les draps. Elle respirait mais ses yeux restaient clos.

Alors la mère en larmes lui saisit le bras :  

- Qu’est il arrivé…. ? bafouilla-t-elle

- C’est un des bohémiens… je suis arrivé à temps répondit le garçon d’une voix étranglée, puis il se détourna, laissant les femmes s’occuper de Clothilde.  

Louis le maigre, resté dans la grande salle avec trois des hommes gronda :  

- Il faut les chasser…avant qu’ils n’apportent un autre malheur…  

- Le bohémien est mort, les loups l’ont égorgé… les autres vont sans doute repartir très vite… expliqua Lukas brièvement  alors qu’il sortait de la chambre. 

Au moment même où il prononçait ces mots, il sut qu’il en disait trop. 

Les hommes se tournèrent vers lui, interloqués. L’étonnement se mêlait à la colère, et se lisait sur les visages.

‘…et ils ne vous ont pas attaqués...??! s’enquit le Raoul 

Lukas secoua la tête : ‘on a juste eu le temps de s’enfuir…’ 

Il savait pertinemment qu’ils ne se contenteraient pas de ses explications laconiques. Ils se regardaient, interdits, mille interrogations fusaient dans les têtes, et il en profita pour s’esquiver dehors.  

Il s’assit sur le rebord de l’abreuvoir. Il était las, tendu, inquiet pour Thilde, préoccupé des conséquences de cette journée. Il soupira et regarda vers la ferme. Son regard rencontra les hortensias en fleurs, leurs grosses têtes bleues se penchaient vers la terre.  

La terre… abritant dans son secret l’œuf tapi depuis des semaines et qui avait probablement évité l’irréparable.  

Il se souvenait des paroles de la vieille Jeanne : ‘…ça devrait au moins affaiblir les évènements en y apportant un élément surprise…’. Elle avait eu raison. Les loups. 

A présent il comprenait… sans les loups Thilde et lui ne seraient certainement plus de ce monde. Ils avaient eu une chance infinie tous les deux. Mais comment expliquer aux villageois l’inimaginable ? 

Plus tard ils exigeraient le moindre détail de la tragédie, poseraient des questions auxquelles Clothilde serait obligée de répondre et là… D’ailleurs, qu’avait-elle vu exactement et que penserait-elle de lui à partir de ce jour ? 

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