Le lendemain.

Clothilde a rassemblé ses cheveux en  un chignon qu’elle a emprisonné dans un fin filet perlé. Elle a mis sa robe préférée et s’est parfumée de quelques gouttes d’essence de violette. C’est dimanche mais ce n’est pas pour cette raison qu’elle s’est faite jolie. Elle en avait envie, tout simplement.  

En cette fin de matinée elle sort de chez elle et descend vers le bas du hameau. Elle ralentit devant la ferme du père Gervais, hésite quelques secondes puis frappe à la porte. La mère de Lukas apparaît dans l’embrasure, le visage figé et le regard vide. Depuis le départ de son fils elle n’a plus dit un mot à personne. Même les lettres qu’elle reçoit ne la consolent pas.

La jeune fille lui dit d’un air grave : 

- Adèle, je dois vous parler... 

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‘Je ne comprends pas...’ se dit Clothilde anxieuse et triste

‘Voilà plus d’un mois que Lukas n’a pas écrit... l’Adèle non plus n’a rien reçu... Il avait pourtant dit qu’il nous ferait part de son adresse dès qu’il serait installé... Normalement, il devrait être arrivé à Saint-Flour depuis quelques temps déjà...’

Elle s’entoure de son grand châle puis prend place devant la cheminée, près de sa mère en train de tricoter. Les brumes de novembre se sont transformées en une pluie fine et persistante depuis le début de l’après-midi, et un froid humide imprègne chaque chose, pénètre jusqu’en son coeur, jusqu’à ses os. Un doux ronronnement la tire de ses pensées.

Le chaton qu’elle a adopté il y a quelques jours s’apprête à sauter sur ses genoux pour s’y blottir. Elle l’aide un peu car il est encore tellement petit qu’il ne parvient pas à bondir assez haut. Il est tout tigré et ses yeux curieux sont encore un peu bleutés. Elle ne lui a toujours pas donné de nom, elle l’appelle ‘p’tit chat’ pour l’instant. Le soir elle le glisse sous son édredon, il réconforte sa solitude et elle lui raconte ses tracas du moment. Puis elle s’endort au chant de ses ronrons. 

La nature s’engourdit et les villageois s’occupent à des travaux moins rudes. Aujourd’hui Louis le maigre est allé aider le père Gervais à l’entretien de ses ruches. Ils ont même prévu d’en menuiser deux nouvelles d’avance pour le prochain printemps, si Gervais n’est pas trop fatigué. C’est qu’il n’a plus la même vigueur depuis quelques temps, il peine à respirer et dans son dos un point douloureux le gêne pour travailler. Ce sont sûrement les rhumatismes, comme il dit... l’usure, quoi !

Mais ce n’est pas le pire. Par moments sa bouche le taraude d’une douleur lancinante, puis ça se calme quelques heures pour mieux le tourmenter. Il s’est rendu compte ce matin dans le miroir qu’un côté de sa gencive blanchit et se ronge. D’ailleurs depuis plusieurs jours il n’a pas touché au tabac à chiquer. Demain il se rendra au bourg pour voir le médecin.

Louis le maigre, lui, observe et attend la suite des évènements.

Non, Thilde n’a pas reçu de lettre et elle a raison de s’interroger.

Un matin qu’elle était retardée avec sa mère à semer les pois dans le potager, son père a rencontré le facteur non loin des Forges, alors qu’il bataillait avec son vélo dont une roue avait crevé. Pour lui rendre service il s’est proposé de prendre le courrier de ses voisins et de leur apporter. Il s’est vu remettre deux enveloppes, une pour sa propre fille et l’autre pour Adèle. La tentation a été trop forte.

En remontant vers le village, il s’est mis à l’écart dans un chemin, puis a ouvert et lu la lettre destinée à Clothilde. Lukas lui expliquait sa nouvelle vie à la ferme Bertrandias et lui indiquait l’adresse comme convenu. Mais un passage a retenu particulièrement son attention :

‘...surtout dis moi exactement comment va mon père. Je sais qu’il est très malade et je reviendrai quand il sera au plus mal...’.

Mais comment pouvait-il donc savoir que son père perdait la santé... ???

C’est alors que tout s’est mis en place très vite dans la tête de Louis le maigre. Il en était sûr... à côtoyer la Jeanne si souvent le Lukas en aurait appris quelques sortilèges et appelé la mort sur ce pauvre Gervais pour se venger...

‘Décidemment ce garçon est vraiment trop dangereux... qu’il reste où il est et que le diable s'en charge...!!!’

Et il a déchiré en menus morceaux la lettre tant attendue, ainsi que celle destinée à l’Adèle.

Puis il a jeté le tout dans le ruisseau tout proche, qui a emporté dans ses remous les fragments de papier à l’encre délavée.

Monsieur Justin observe du coin de l’œil mais avec attention son jeune artisan. Même s’il débute, il ne regrette pas de l’avoir engagé car il est vraiment doué et le regarder travailler la terre est un enchantement. En dix jours il a tout compris et ses mains font des miracles. Il trouve même dommage qu’il ne soit présent que le matin.

Lukas ralentit le mouvement de son pied sur la pédale du tour. Il achève tout juste un pot à tabac et en lisse une dernière fois le rebord, du bout des doigts, avec précaution, presque avec amour. Le contact avec l’argile tendre et gorgée d’eau lui procure des sensations indescriptibles. Le tour s’immobilise et Lukas regarde l’objet qu’il a modelé. Il est satisfait, il est prêt pour le four.

Il est trop tard pour commencer autre chose, la vieille pendule de l’atelier ne va pas tarder à sonner les douze coups de midi. Les matinées passent vite chez le potier, et le jeune homme s’y plaît bien, même s’il préfère ses occupations de l’après-midi. Et puis, ça lui permet de gagner quelques sous.

Après avoir salué son patron il sort sur la place de la fontaine, enroule son écharpe autour de son cou et prend la ruelle pour rentrer à la ferme Bertrandias, située en dehors de Saint-Flour.

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 Le père Géraud est un brave homme, qui a accepté Lukas sans l’ombre d’une hésitation. D’ailleurs il l’attendait, puisque la vieille Jeanne l’avait averti de son arrivée probable par une longue lettre, ne tarissant pas d’éloges à son sujet. A l’étage de la bâtisse une chambre confortable avait été préparée, voisine de celles des deux petites filles de la famille. 

Fermier vieillissant, il avait passé la main à ses fils et leurs épouses, leur laissant le soin de s’occuper du fermage. Il avait également ralenti ses activités de guérisseur puisque de toute façon les malades semblaient préférer se faire soigner par un médecin plus officiel installé au bourg depuis cinq ou six ans déjà.

Cependant, quelques fidèles et convaincus continuaient à lui rendre visite régulièrement en prévention, n’attendant point d’être malades. Car c’est bien connu, mieux vaut prévenir que guérir.

Prenant Lukas comme assistant au début mais ressentant l’énergie guérissante qu’il détenait, il le laissait de plus en plus souvent œuvrer à sa place, à la grande satisfaction des patients. Aucun argent ne leur était réclamé, ils donnaient selon leur coeur ou leurs possibilités. Nombreux étaient ceux qui laissaient quelques pièces.

Et le bouche à oreille aidant, les visiteurs devenaient de plus en plus nombreux, au grand dam de Monsieur Théodore Metge, le médecin en place, dont la clientèle s’amenuisait au fil des semaines. Et Théodore Metge s’estimait spolié par ce jeune freluquet nouvellement arrivé et même franchement furieux. 

Le vieux Géraud était ravi et fier de son protégé ; Lukas se sentait de plus en plus en confiance et était heureux de se rendre utile. Mais Lukas attendait une lettre qui n’arrivait pas. Il l’espérait depuis des semaines. Si à Noël il n’avait toujours rien reçu, c’est lui qui écrirait.

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Absorbé par son travail Lukas n’entend pas la porte de l’atelier qui vient de s’ouvrir. La personne qui vient d’entrer est une jeune fille de fière allure, emmitouflée dans un manteau chaud et élégant, les mains protégées du froid par des gants de laine. Justin accueille la cliente avec une politesse un peu exagérée. Depuis quelques temps elle est une habituée, elle vient chaque mois passer une commande spéciale qu’elle se fait livrer dans la belle demeure bourgeoise qu’elle habite avec son père, sur les hauteurs de Saint-Flour.

Mademoiselle Eléonore est une artiste un peu excentrique ; elle achète les poteries brutes, afin d’exercer ses talents de peintre récemment découverts. Elle vernit elle-même les objets décorés par ses soins, puis les entrepose dans une salle de la propriété en attendant de les exposer à un éventuel public.

C’est la première fois que Mademoiselle Eléonore rencontre ce nouvel apprenti. Elle regarde Lukas occupé à façonner sur son tour un large bol. Le jeu de ses doigts sur l’argile mouillée presque blanche, ses paumes glissant sur le récipient qui tourne semblent fasciner la jeune fille. Sous les mains expertes du potier, le haut du bol s’est évasé en une corolle délicatement ondulée.

Le tour ralentit, s’arrête enfin et Lukas relève la tête et croise son regard. Mademoiselle Eléonore vient de décider que cet objet serait à elle.

La cathédrale se remplit de fidèles venus pour la messe de minuit. Malgré la neige ils sont nombreux à s’être déplacés même des hameaux éloignés, dans des charrettes tirés par des chevaux et s’éclairant avec des lanternes suspendues au bout de perches tendues. Lukas vient d’arriver, soutenant de son bras le père Géraud fatigué par la montée qu’il a tenu à faire à pieds jusqu’à la cathédrale. Le reste de la famille est déjà là, installée vers les premières rangées. Le jeune homme préfère rester debout au fond le long de l’allée centrale et il attend, son chapeau à la main et le regard fixé sur la flamme d’un cierge. Il a accompagné son bienfaiteur juste pour lui faire plaisir ; il n’a pas besoin des murs d’une église pour se recueillir ni de messe pour se sentir proche du créateur.

Il ne remarque pas l’entrée d’Ambroise de Boisredon accompagné de sa fille, la jolie Eléonore, ni les regards en biais que lui jette de temps à autre le médecin en place deux rangs plus haut.

De Saint-Flour à Sainte-Croix de Bruyères et même par delà les vallons, la neige a déployé ses draperies immaculées sur la nature pour lui offrir un Noël blanc. Partout dans la campagne et dans la nuit froide une multitude de lumières se suivent en procession sur les chemins des églises pour ce rendez-vous sacré.

Clothilde et Adèle arrivent avec Monsieur Paul qui a accepté de les prendre avec lui dans sa carriole. Elles font leur entrée dans l’église sous les regards réprobateurs d’autres femmes qui les toisent avec mépris. C’est que les nouvelles se répandent vite dans la contrée et la rumeur s’est propagée aussi rapidement qu’une maladie.

Là au moins, elles pourront constater de leurs propres yeux ; de toute manière Thilde ne peut plus se cacher et sa meilleure défense est d’arborer fièrement son ventre arrondi.

Quelques hommes détournent la tête et la jeune fille soutient avec aplomb les œillades accusatrices des unes et des autres. C’est son bonheur qu’elle porte et elle est prête à le défendre toutes griffes dehors.

La mère de Lukas, amaigrie et le visage impénétrable, est restée vers l’entrée de l’église mais Thilde remonte jusqu’aux premiers sièges et se campe là au milieu de la nef, face au choeur. C’est qu’elle est bien décidée à participer à la messe avec ferveur et à prier au plus près de l’autel et du seigneur sur la croix pour qu’il l’entende mieux.

Prier de tout son cœur et de toute son âme, prier pour que Lukas revienne, vite. Pour faire taire les mauvaises langues et que son petit ne soit pas considéré comme un bâtard. Ainsi soit-il.

Emmitouflé dans sa cape et le chapeau enfoncé jusqu’aux yeux Lukas attend non loin du porche de la cathédrale. Les flocons duveteux dansent et voltigent autour de lui, l’invitant à leur ballet virginal et silencieux.

Dévots, fidèles et bien-pensants sortent seuls ou par petits groupes, pressés de retourner en leur logis se réchauffer devant une bonne flambée avec un vin fumant ou sous d’épais édredons de plumes.

Le jeune homme guette le père Bertrandias et ses fils pour renter en leur compagnie. Des enfants intrépides faisant fi de la froidure se jettent des boules de neige en criant joyeusement. De temps à autres, un paroissien écope en vociférant d’un projectile mal visé. Soudain, une capeline vole et atterri aux pieds de Lukas. Le temps que le jeune homme se baisse pour la ramasser et se relève, la demoiselle se tient debout devant lui et avance la main pour récupérer son bien.

Il remonte un peu son chapeau et Mademoiselle Eléonore reconnaît le nouveau potier. D’un seul coup sa mauvaise humeur l’abandonne... Cette nuit de Noël vient de lui faire un beau cadeau.

‘...quels jolis yeux... ‘ pense-t-elle

- N’êtes-vous pas le nouvel apprenti de Monsieur Justin... ? lui demande-t-elle en levant le menton vers lui. Elle revoit ses longues mains caresser la coupe blanche...

- En effet...

- Après-demain matin vous livrerez les poteries que j’ai commandées... Je vous recevrai personnellement... N’oubliez pas mon bol blanc… Je vous attendrai...!

Enfin elle se détourne et s’en va. Elle a gardé son regard planté dans celui de Lukas tout le temps de ses propos. Il n’a pas aimé sa désinvolture et encore moins sa condescendance. Son intuition lui dicte de se méfier.

Mademoiselle Eléonore a rejoint son père, Ambroise de Boisredon. Celui-ci discute avec Théodore Metge depuis sa sortie de la Cathédrale. De temps en temps ils se parlent à voix plus basse derrière leurs mains.

Lukas a raison de se tenir sur ses gardes.